La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03. Honore de Balzac
homme, en dehors de toutes les idées, de tous les plaisirs de la province, intéressait peu de personnes, il n'était même pas matière à curiosité. Si l'on parla de lui à sa mère, ce fut à cause d'elle. Il n'y eut pas une âme qui sympathisât avec celle d'Athanase; pas une femme, pas un ami ne vinrent à lui pour sécher ses larmes, il les jeta dans la Sarthe. Si la magnifique Suzanne eût passé par là, combien de malheurs n'aurait pas enfantés cette rencontre, car ces deux êtres se seraient aimés! Elle y vint cependant. L'ambition de Suzanne eut pour cause le récit d'une aventure assez extraordinaire qui, vers 1799, avait commencé à l'auberge du More, et dont le récit avait ravagé sa cervelle d'enfant. Une fille de Paris, belle comme les anges, avait été chargée par la police de se faire aimer du marquis de Montauran, l'un des chefs envoyés par les Bourbons pour commander les Chouans; elle l'avait rencontré précisément à l'auberge du More au retour de son expédition de Mortagne: elle l'avait séduit et l'avait livré. Cette fantastique personne, ce pouvoir de la beauté sur l'homme, tout dans l'affaire de Marie de Verneuil et du marquis de Montauran, éblouit Suzanne; elle éprouva dès l'âge de raison un désir de se jouer des hommes. Quelques mois après sa fuite, elle ne se refusa donc pas à traverser sa ville natale pour aller en Bretagne avec un artiste. Elle voulut voir Fougères où s'était dénouée l'aventure du marquis de Montauran, et parcourir le théâtre de cette guerre pittoresque dont les tragédies, encore peu connues, avaient bercé son jeune âge. Puis elle désirait traverser Alençon dans un si brillant entourage et si bien métamorphosée que personne ne la reconnut. Elle comptait en un seul moment mettre sa mère à l'abri du malheur, et délicatement envoyer au pauvre Athanase la somme qui, dans notre époque, est pour le génie ce qu'était, au Moyen-âge, le cheval de combat et l'armure que Rebecca procure à Ivanhoé.
Un mois se passa dans les plus étranges alternatives, relativement au mariage de mademoiselle Cormon. Il y eut un parti d'Incrédules qui nia le mariage, et un parti de Croyants qui l'affirma. Au bout de quinze jours, le parti des Incrédules reçut un vigoureux échec: la maison de du Bousquier fut vendue quarante-trois mille francs à monsieur de Troisville, qui ne voulait qu'une maison fort simple à Alençon; car il devait aller plus tard à Paris quand la princesse Sherbellof serait décédée: il comptait attendre paisiblement cet héritage en s'occupant à reconstituer sa terre. Ceci semblait positif. Les Incrédules ne se laissèrent pas accabler. Ils prétendirent que, marié ou non, du Bousquier faisait une excellente affaire; sa maison ne lui était revenue qu'à vingt-sept mille francs. Les Croyants furent battus par cette péremptoire observation des Incrédules. Choisnel, le notaire de mademoiselle Cormon, n'avait pas encore entendu parler du premier mot relativement au contrat, dirent encore les Incrédules. Les Croyants, fermes dans leur foi, remportèrent, le vingtième jour, une victoire signalée sur les Incrédules. Monsieur Lepressoir, notaire des Libéraux, vint chez mademoiselle Cormon où le contrat fut signé. Ce fut le premier des nombreux sacrifices que devait faire mademoiselle Cormon à son mari. Du Bousquier portait une haine profonde à Choisnel; il lui attribuait le premier refus qu'il avait essuyé chez les Gordes, et le refus de mademoiselle Armande avait, selon lui, dicté celui de mademoiselle Cormon. Le vieil athlète du Directoire fit si bien auprès de la noble fille, qui croyait avoir mal jugé la belle âme du fournisseur, qu'elle voulut expier ses torts: elle sacrifia son notaire à l'amour! néanmoins, elle lui communiqua le contrat, et Choisnel, qui était un homme digne de Plutarque, défendit par écrit les intérêts de mademoiselle Cormon. Cette circonstance seule faisait traîner le mariage en longueur. Mademoiselle Cormon reçut plusieurs lettres anonymes. Elle apprit, à son grand étonnement, que Suzanne était une fille aussi vierge qu'elle pouvait l'être elle-même, et que le séducteur au faux toupet ne devait jamais se trouver pour quelque chose en de pareilles aventures. Mademoiselle Cormon dédaigna les lettres anonymes; mais elle écrivit à Suzanne, dans le but d'éclairer la religion de la Société de Maternité. Suzanne, qui sans doute avait appris le futur mariage de du Bousquier, avoua sa ruse, envoya mille francs à l'Association, et desservit fortement le vieux fournisseur. Mademoiselle Cormon convoqua la Société de Maternité, qui tint une séance extraordinaire, où l'on prit un arrêté portant que le bureau ne secourrait plus les malheurs à échoir, mais uniquement ceux échus. Nonobstant ces menées qui défrayaient la ville de cancans distillés avec friandise, les bans se publiaient aux Églises et à la Mairie. Athanase dut préparer les actes. Par mesure de pudeur publique et de sûreté générale, la fiancée alla au Prébaudet où du Bousquier, flanqué d'atroces et somptueux bouquets, se rendait le matin et revenait pour dîner, le soir. Enfin, par une pluvieuse et triste journée de juin, à midi, le mariage entre mademoiselle Cormon et le sieur du Bousquier, disaient les Incrédules, eut lieu à la paroisse d'Alençon, à la vue de tout Alençon. Les époux se rendirent de chez eux à la Mairie, de la Mairie à l'église dans une calèche, magnifique pour Alençon, que du Bousquier avait fait venir de Paris en secret. La perte de la vieille carriole fut aux yeux de toute la ville une espèce de calamité. Le sellier de la Porte de Séez jetait les hauts cris, car il perdait cinquante francs de rente que lui rapportaient les raccommodages, Alençon vit avec effroi le luxe s'introduisant dans la ville par la maison Cormon. Chacun craignit le renchérissement des denrées, l'exhaussement du prix des loyers, et l'invasion des mobiliers parisiens. Il y eut des personnes assez piquées de curiosité pour donner quelque dix sous à Jacquelin afin de regarder de près la calèche attentatoire à l'économie du pays. Les deux chevaux achetés en Normandie effrayèrent aussi beaucoup.
— Si nous achetons ainsi nous-mêmes nos chevaux, dit la société du Ronceret, nous ne les vendrons donc plus à ceux qui les viennent chercher.
Quoique bête, le raisonnement parut profond en ce qu'il empêchait le pays d'accaparer l'argent étranger. Pour la province, la richesse des nations consiste moins dans l'active rotation de l'argent que dans un stérile entassement. Enfin la meurtrière prophétie de la vieille fille fut accomplie. Pénélope succomba à la pleurésie qu'elle avait gagnée quarante jours avant le mariage, rien ne la put sauver. Madame Granson, Mariette, madame du Coudrai, madame du Ronceret, toute la ville remarqua que madame du Bousquier était entrée à l'église du pied gauche! présage d'autant plus horrible que déjà le mot La Gauche prenait une acception politique. Le prêtre chargé de lire la formule ouvrit par hasard son livre à l'endroit du De profundis. Ainsi ce mariage fut accompagné de circonstances si fatales, si orageuses, si foudroyantes, que personne n'en augura bien. Tout alla de mal en pis. Il n'y eut point de noces, car les nouveau-mariés partirent pour le Prébaudet. Les coutumes parisiennes allaient donc triompher des coutumes provinciales, se disait-on. Le soir, Alençon commenta toutes ces niaiseries; et il y eut un déchaînement assez général chez les personnes qui comptaient sur une de ces noces de Gamache qui se font toujours en province, et que la société considère comme lui étant dues. La noce de Mariette et de Jacquelin se fit gaiement: ils furent les deux seules personnes qui contredirent les sinistres prophéties.
Du Bousquier voulut employer le gain fait sur sa maison à restaurer et moderniser l'hôtel Cormon. Il avait décidé de passer deux saisons au Prébaudet, et il y emmena son oncle de Sponde. Cette nouvelle répandit l'effroi dans la ville, où chacun pressentit que du Bousquier allait entraîner le pays dans la funeste voie du comfort. Cette peur s'augmenta quand les gens de la ville aperçurent un matin du Bousquier venant du Prébaudet au Val-Noble pour surveiller ses travaux, dans un tilbury attelé d'un nouveau cheval, ayant à ses côtés René en livrée. Le premier acte de son administration avait été de placer toutes les économies de sa femme en rentes sur le Grand-Livre, lesquelles étaient à 67 fr. 50 cent. Dans l'espace d'une année, pendant laquelle il joua constamment à la hausse, il se fit une fortune personnelle presque aussi considérable que l'était celle de sa femme. Mais ces foudroyants présages, ces innovations perturbatrices furent dépassés par un événement qui se rattachait à ce mariage et le fit paraître encore plus funeste. Le soir même de la célébration, Athanase et sa mère se trouvaient, après leur dîner, devant un petit feu de bourrées, nommées des régalades, et que la servante leur allumait au dessert dans le salon.
— Eh! bien, nous irons ce soir chez le président du Ronceret, puisque nous voilà sans mademoiselle Cormon, dit madame Granson. Mon Dieu! je ne m'habituerai jamais à l'appeler madame du Bousquier, ce nom-là me déchire les lèvres.
Athanase