La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03. Honore de Balzac

La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03 - Honore de Balzac


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tant sa voix fut douce, de même qu'il reprenait ce mot abandonné depuis quelques années; ma chère maman, ne sortons pas encore, il fait si bon là, devant ce feu!

      La mère entendit sans la comprendre cette suprême prière d'une mortelle douleur.

      — Restons, mon enfant, dit-elle. J'aime certes mieux causer avec toi, écouter tes projets, que de faire un boston où je puis perdre mon argent.

      — Tu es belle ce soir, j'aime à te regarder. Puis je suis dans un courant d'idées qui s'harmonient à ce pauvre petit salon où nous avons tant souffert.

      — Où nous souffrirons encore, mon pauvre Athanase, jusqu'à ce que tes ouvrages réussissent. Moi, je suis faite à la misère; mais toi, mon trésor, voir ta belle jeunesse passée sans plaisir! rien que du travail dans ta vie! Cette pensée est une maladie pour une mère; elle me tourmente le soir, et le matin elle me réveille. Mon Dieu! mon Dieu! que vous ai-je fait? de quel crime me punissez-vous?

      Elle quitta sa bergère, prit une petite chaise et se colla contre Athanase de manière à mettre sa tête sur la poitrine de son enfant. Il y a toujours la grâce de l'amour chez une maternité vraie. Athanase baisa sa mère sur les yeux, sur ses cheveux gris, au front, avec la sainte volonté d'appuyer son âme partout où s'appuyaient ses lèvres.

      — Je ne réussirai jamais, dit-il en essayant de tromper sa mère sur la funeste résolution qu'il roulait dans sa tête.

      — Bah! ne vas-tu pas te décourager? Comme tu le dis, la pensée peut tout. Avec dix bouteilles d'encre, dix rames de papier et sa forte volonté, Luther a bouleversé l'Europe? Eh! bien, tu t'illustreras, et tu feras le bien avec les mêmes moyens qui lui ont servi à faire le mal. N'as-tu pas dit cela? Moi, je t'écoute, vois-tu; je te comprends plus que tu ne le crois, car je te porte encore dans mon sein, et la moindre de tes pensées y retentit comme autrefois le plus léger de tes mouvements.

      — Je ne réussirai pas ici, vois-tu, maman; et je ne veux pas te donner le spectacle de mes déchirements, de mes luttes, de mes angoisses. Oh! ma mère, laisse-moi quitter Alençon; je veux aller souffrir loin de toi.

      — Je veux être toujours à tes côtés, moi, reprit orgueilleusement la mère. Souffrir sans ta mère, ta pauvre mère qui sera ta servante s'il le faut, qui se cachera pour ne pas te nuire si tu le demandais; ta mère qui alors ne t'accuserait point d'orgueil. Non, non, Athanase, nous ne nous séparerons jamais.

      Athanase embrassa sa mère avec l'ardeur d'un agonisant qui embrasse la vie.

      — Je le veux cependant, reprit-il. Sans cela, tu me perdrais... Cette double douleur, la tienne et la mienne, me tuerait. Il vaut mieux que je vive, n'est-ce pas?

      Madame Granson regarda son fils d'un air hagard. — Voilà donc ce que tu couves! On me le disait bien. Ainsi tu pars!

      — Oui.

      — Tu ne partiras pas sans me tout dire, sans me prévenir. Il te faut un trousseau, de l'argent. J'ai des louis cousus dans mon jupon de dessous, il faut que je te les donne.

      Athanase pleura.

      — C'est tout ce que je voulais te dire, reprit-il. Maintenant je vais te conduire chez le président. Allons...

      Le fils et la mère sortirent. Athanase quitta sa mère sur le pas de la porte de la maison où elle allait passer la soirée. Il regarda long-temps la lumière qui s'échappait par les fentes des volets; il s'y colla, il éprouva la plus frénétique des joies quand, au bout d'un quart d'heure, il entendit sa mère disant: —Grande indépendance en cœur!

      — Pauvre mère! je l'ai trompée, s'écria-t-il en gagnant la rive de la Sarthe.

      Il arriva devant le beau peuplier sous lequel il avait tant médité depuis quarante jours, et où il avait apporté deux grosses pierres pour s'asseoir. Il contempla cette belle nature alors éclairée par la lune; il revit en quelques heures tout son avenir de gloire: il passa dans les villes émues à son nom; il entendit les applaudissements de la foule; il respira l'encens des fêtes, il adora toute sa vie rêvée, il s'élança radieux en de radieux triomphes, il se dressa sa statue, il évoqua toutes ses illusions pour leur dire adieu dans un dernier banquet olympique. Cette magie avait été possible pendant un moment, maintenant elle s'était à jamais évanouie. Dans ce moment suprême il étreignit son bel arbre, auquel il s'était attaché comme à un ami; puis il mit chaque pierre dans chacune des poches de sa redingote et la boutonna. Il était à dessein sorti sans chapeau. Il alla reconnaître l'endroit profond qu'il avait choisi depuis long-temps; il s'y glissa résolument en tâchant de ne point faire de bruit, et il en fit très-peu. Quand, vers neuf heures et demie, madame Granson revint chez elle, sa servante ne lui parla pas d'Athanase, elle lui remit une lettre, madame Granson l'ouvrit et lut ce peu de mots: Ma bonne mère, je suis parti, ne m'en veux pas!

      — Il a fait là un beau coup! s'écria-t-elle. Et son linge, et de l'argent! Il m'écrira, j'irai le retrouver. Ces pauvres enfants se croient toujours plus fins que père et mère. Et elle se coucha tranquille.

      La Sarthe avait eu dans la matinée précédente une crue prévue par les pêcheurs. Ces crues d'eaux troubles amènent des anguilles entraînées de leurs ruisseaux. Or, un pêcheur avait tendu ses engins dans l'endroit où s'était jeté le pauvre Athanase en croyant qu'on ne le retrouverait jamais. Vers six heures du matin, le pêcheur ramena ce jeune corps. Les deux ou trois amies qu'avait la pauvre veuve employèrent mille précautions pour la préparer à recevoir cette horrible dépouille. La nouvelle de ce suicide eut, comme on le pense bien, un grand retentissement dans Alençon. La veille, le pauvre homme de génie n'avait pas un seul protecteur; le lendemain de sa mort, mille voix s'écrièrent: — «Je l'aurais si bien aidé, moi!» Il est si commode de se poser charitable gratis. Ce suicide fut expliqué par le chevalier de Valois. Le gentilhomme raconta, dans un esprit de vengeance, le naïf, le sincère, le bel amour d'Athanase pour mademoiselle Cormon. Madame Granson, éclairée par le chevalier, se rappela mille petites circonstances, et confirma les récits de monsieur de Valois. L'histoire devint touchante, quelques femmes pleurèrent. Madame Granson eut une douleur concentrée, muette, qui fut peu comprise. Il est pour les mères en deuil deux genres de douleur. Souvent le monde est dans le secret de leur perte; leur fils apprécié, admiré, jeune ou beau, sur une belle route et voguant vers la fortune, ou déjà glorieux, excite d'universels regrets; le monde s'associe au deuil et l'atténue en l'agrandissant. Mais il y a la douleur des mères qui seules savent ce qu'était leur enfant, qui seules en ont reçu les sourires, qui ont observé seules les trésors de cette vie trop tôt tranchée; cette douleur cache son crêpe dont la couleur fait pâlir celle des autres deuils; mais elle ne se décrit point, et heureusement il est peu de femmes qui sachent quelle corde du cœur est alors à jamais coupée. Avant que madame du Bousquier ne revînt à la ville, la présidente de Ronceret, l'une de ses bonnes amies, était allée déjà lui jeter ce cadavre sur les roses de sa joie, lui apprendre à quel amour elle s'était refusée; elle lui répandit tout doucettement mille gouttes d'absinthe sur le miel de son premier mois de mariage. Quand madame du Bousquier rentra dans Alençon, elle rencontra par hasard madame Granson au coin du Val-Noble! Le regard de la mère, mourant de chagrin, atteignit la vieille fille au cœur. Ce fut à la fois mille malédictions dans une seule, mille flammèches dans un rayon. Madame du Bousquier en fut épouvantée, ce regard lui avait prédit, souhaité le malheur. Le soir même de la catastrophe, madame Granson, l'une des personnes les plus opposées au curé de la ville, et qui tenait pour le desservant de Saint-Léonard, frémit en songeant à l'inflexibilité des doctrines catholiques professées par son propre parti. Après avoir mis elle-même son fils dans un linceul, en pensant à la mère du Sauveur, madame Granson se rendit, l'âme agitée d'une horrible angoisse, à la maison de l'assermenté. Elle trouva le modeste prêtre occupé à emmagasiner les chanvres et les lins qu'il donnait à filer à toutes les femmes, à toutes les filles pauvres de la ville afin que jamais les ouvrières ne manquassent d'ouvrage, charité bien entendue qui sauva plus d'un ménage incapable de mendier. Le curé quitta ses chanvres et s'empressa d'emmener madame Granson dans sa salle où la mère désolée reconnut, en voyant


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