Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4). Dorothée Dino

Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4) - Dorothée Dino


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Sagan, 1er mars 1851.– Me voici rentrée dans mon silencieux séjour, qui m'a souri à travers le neigeux linceul qui le recouvre. Je m'étais couchée tard, avant-hier, à Berlin, ayant été au bal donné par mes amis les Radziwill. J'avais eu, à la veille d'un départ, grande envie de m'en dispenser, mais ils tenaient à ma présence, surtout au souper, afin de me placer à côté du Roi, qu'on prétend que je fais causer, et que je divertis plus qu'une autre. Je ne le pense pas, car je me trouve on ne saurait moins divertissante, mais enfin j'ai voulu être agréable à de bons et excellents amis d'enfance, et je suis restée. A ce bal, le ministre Manteuffel est venu dire au Roi qu'il venait de recevoir par télégraphe la nouvelle que lord Stanley avait accepté le Ministère, et qu'il allait dissoudre la Chambre des Communes. A l'examen, il s'est trouvé que cette nouvelle venait, non pas de Londres, mais de Paris, et par voie télégraphique il est vrai, mais adressée à une maison de commerce; les Westmorland la mettaient donc en doute. La grande affaire de l'Europe entière, c'est la retraite de lord Palmerston; si elle ne se vérifie pas, on n'aura rien gagné7.

      Sagan, 7 mars 1851.– Les tristes prévisions que j'entends faire sur l'état politique du monde me préoccupent d'autant plus que je voudrais fort, du mois de mai prochain en un an, voir la France, l'Allemagne et l'Italie se maintenir sans nouvelles explosions. Mais quelle outrecuidance que de jeter ses regards et de pousser ses exigences aussi loin! Hélas! Possédons-nous seulement le lendemain?

      Sagan, 9 mars 1851.– Je vois avec douleur lord Palmerston reprendre sa place. Lors même qu'il n'y resterait pas longtemps, il aurait toujours le loisir d'y faire du mal, surtout d'en faire au Continent déjà si malade; il faut, hélas! si peu de jours pour faire un mal incalculable!

       Sagan, 19 mars 1851.– J'ai reçu hier une lettre de Mme Alfred de Chabannes qui habite Versailles, mais dont le mari est à Claremont. Elle est dévouée à la Maison d'Orléans, mais comme elle est sensée et éclairée, elle juge sans aveuglement, et j'ai été frappée de trouver ce qui suit dans sa lettre: «Mes amis de Claremont vont dans l'abîme. Quel horrible article dans l'Indépendance belge, en réponse à la lettre si digne du Comte de Chambord8.

      «Je suis au désespoir. Nos bonnes têtes, les conservateurs habiles, passent aux légitimistes, les brouillons, tels que Thiers et autres, aux républicains modérés. Ma chère Duchesse d'Orléans sert de prétexte à ces derniers; ils la trompent; leur plan est d'avoir Mgr le prince de Joinville pour président de la République, et c'est là le vrai but de la proposition Creton9; c'est l'anguille sous roche que Berryer a devinée. Les douleurs de cette pauvre Duchesse d'Orléans sont les miennes; elle maigrit, elle change; ils la tueront à force de tracas. Elle va retourner à Eisnach; la Reine sa belle-mère se rendra en Belgique; les Aumale et Joinville à Naples, les Nemours en Autriche.»

      Dans une lettre que j'ai reçue du marquis de Dalmatie, il me répète à peu près les mêmes choses, disant que Thiers, honni, conspué par tous les partis, impopulaire partout, n'en reste pas moins le plus actif et le plus habile instrument du mal. Il déplore, non moins que ma cousine de Chabannes, qu'à Claremont on soit aussi complètement la dupe de Thiers, qui règne absolument sur les esprits de cette pauvre famille. Le Marquis en revient au reproche qui devient bien général contre la Duchesse d'Orléans, celui de ne faire que de la politique personnelle; répétant qu'elle ne voudra jamais de la fusion, qu'elle se complaît dans le rôle de chef de parti, rôle que la fusion ferait cesser. Quant à ses beaux-frères, M. Guizot dit d'eux que ce sont d'excellents fonctionnaires, mais pas des Princes. Les légitimistes, ajoute le Marquis, qui avaient fait de grandes avances, qui se berçaient de l'espoir de toucher à la fusion, ont été tout à coup réveillés de leur rêve, quand on est venu leur demander, un peu trop naïvement, de jouer le rôle de dupes, et, après leur avoir refusé toute garantie, leur dire: «Remettez-vous-en à la loyauté de M. Thiers», qui, au même moment, était en intrigue avec la Montagne. La bonhomie des légitimistes ne pouvait aller jusque-là. Thiers a alors fait croire à Claremont que les légitimistes s'étaient indignement conduits et que l'honneur exigeait que les Princes d'Orléans rompissent tous les fils avec Frohsdorf; ils ont donné dans le panneau, et leurs dernières lettres détruisent toute espérance de fusion. Ils s'enveloppent, disent-ils, dans leur dignité, et ils congédient leurs troupes.

      Pour cela, il n'ont pas grand'chose à faire.

       Sagan, 21 mars 1851.– J'ai reçu une lettre de M. Molé, la plus coquette, la plus cajolante, la plus complimenteuse, la plus flatteuse, la plus tendre, la plus admiratrice qui se puisse imaginer. C'est à l'occasion du mariage de sa petite-fille, Mlle de Champlâtreux, avec le fils aîné du duc de Noailles, qu'il rompt un long silence, disons mieux, un profond oubli. Il y a deux pages sur ce mariage, une sur la politique, une autre tout imprégnée des échos du passé, de sa jeunesse, de la mienne, quoiqu'elles ne se soient jamais confondues, mais elles se sont envisagées, elles ont suivi deux routes parallèles, qui, par cela même n'ont pu se toucher, en étant, cependant, bien rapprochées.

       Sagan, 14 avril 1851.– Les gazettes apportent aujourd'hui la nomination du nouveau Ministère français, et, en même temps, je trouve dans l'Indépendance belge un long article à la louange de l'énergie et de l'habileté du nouveau Ministre de l'intérieur, M. Léon Faucher, qui serait, dit-on, l'âme et le véritable chef du nouveau Cabinet. Si telle est, en effet, l'importance du personnage, il faut espérer qu'une main ferme arrêtera, momentanément du moins, le torrent socialiste, et qu'il y aura sursis aux explosions jusqu'en 185210.

       Sagan, 16 avril 1851.– J'ai reçu, hier, plusieurs lettres de Paris, une, entre autres, de M. de Barante, qui représente la France comme fort malade, à la vérité, mais qui ne croit à aucune explosion prochaine, et qui semble ne prévoir de conflit sérieux que pour 1852. Il ajoute que c'est l'opinion des faiseurs de toutes les nuances; mais les faiseurs sont sujets à illusion, preuve le 24 février 1848.

      L'Indépendance belge continue à prôner les mesures énergiques prises dès le début par M. Léon Faucher contre les socialistes. Dieu veuille qu'elles soient efficaces!

       Sagan, 20 avril 1851. Jour de Pâques.– Un beau soleil éclaire la fête de la Résurrection. Que ne peut-il rajeunir ce vieux monde politique, comme il ravive la nature! Car, quant à l'âme, il ne dépend que d'elle de se raviver et de s'embellir; il lui faut, à la vérité, plus d'un effort pour y parvenir; souvent une santé éprouvée suffit pour paralyser la meilleure volonté; je m'en aperçois sans cesse à moi-même, qui, depuis deux jours spécialement, suis reprise d'à peu près toutes mes misères de l'année passée. Mon voyage de France pèse sur moi; pourtant, il faut y avoir été une dernière fois avant de mourir. La première communion de ma petite-fille Marie11 est une circonstance spéciale. Je voudrais parler à mes hommes d'affaires, voir mes petits-enfants que je ne connais, ou pas du tout, ou que peu, visiter le tombeau de mon oncle12 avant de prendre place dans le mien, serrer la main de deux ou trois personnes qui m'ont conservé bon souvenir, et puis en avoir fini. Mais je m'arrête, je suis en sombre disposition.

       Sagan, 6 mai 1851.– Je n'entreprendrai pas mon voyage in good condition ni in good spirits. Je ne sais trop où je vais, je me sentirai seule et destitude13. Comme ce n'est ni par légèreté, ni par goût de changement ou futilité, mais bien pour accomplir un devoir de haute convenance, que je m'engage dans cette route, je veux espérer qu'elle ne me sera pas fatale.

      Voilà la correspondance Mirabeau-La Marck livrée au public14. Je suis on ne saurait plus curieuse du livre et des articles qu'il provoquera dans les journaux et revues.

       Hanovre, 15 mai 1851.– J'ai fait tout ce que je m'étais proposé de faire à Berlin et à Potsdam, où l'indisposition de la Reine et le voyage à Varsovie occupaient tous les esprits15.


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<p>7</p>

Le 22 février 1851, le Cabinet de lord John Russell, dont lord Palmerston faisait partie, se sentant faible et prévoyant de grandes difficultés financières, avait déposé sa démission entre les mains de la Reine, au sujet de la discussion du budget. La Reine voulut alors confier le Ministère à lord Stanley, mais sur les instances du duc de Wellington, elle décida lord J. Russell à garder ses fonctions. Le 3 mars suivant, lord J. Russell annonça donc, à la Chambre des Communes, que le Ministère whig conservait le pouvoir.

<p>8</p>

A la suite de la réunion de Wiesbaden, il fut publié, au nom du Prince prétendant, un manifeste, signé par M. de Barthélémy, où le système de l'appel au consentement de la nation était absolument rejeté comme étant la négation du principe de l'hérédité monarchique. C'est à cette lettre que l'Indépendance belge répondit, le 13 mars 1851, par un article non signé, des plus injurieux pour la Royauté.

<p>9</p>

La proposition Creton, relative au rappel des lois d'exil contre les Bourbons et les d'Orléans, avait été amenée le 1er mars à la Chambre. Ce rappel n'aurait pu être obtenu que par l'accord des deux branches qui n'avait pas encore été rendu possible. Les légitimistes acceptaient ces lois d'exil, car ils étaient désireux de les maintenir pour le compte des orléanistes; M. Berryer, au nom de leur parti, proposa d'ajourner la proposition Creton au 1er septembre. Toute la Montagne vota avec les orléanistes et M. Berryer, avec les légitimistes, continua de faire campagne pour le triomphe de l'idée monarchique, sans favoriser les menées de l'Élysée.

<p>10</p>

Le Cabinet français du 14 avril était ainsi composé: M. Baroche aux Affaires étrangères; M. de Chasseloup-Laubat à la Marine; M. Léon Faucher à l'Intérieur; M. Rouher à la Justice; M. Buffet à l'Agriculture et au Commerce; M. de Crouseilhes à l'Instruction publique; M. Fould aux Finances; le maréchal Randon à la Guerre.

<p>11</p>

Marie de Castellane.

<p>12</p>

Le prince de Talleyrand à Valençay.

<p>13</p>

De l'anglais: ni avec entrain, ni en bonne humeur: je me sentirai seule et délaissée.

<p>14</p>

Le comte de La Marck ayant légué sa correspondance avec Mirabeau à M. de Bacourt, celui-ci la publia en 1851, en la faisant précéder d'une préface historique qui fut assez remarquée.

<p>15</p>

Le 17 mai, le Roi de Prusse se rendit à Varsovie, où il se rencontra avec l'Empereur et l'Impératrice de Russie. Le 26, les deux souverains partirent ensemble jusqu'à Oderberg; le Roi se dirigea alors sur Breslau, tandis que l'Empereur Nicolas allait à Olmütz, où il conféra avec l'Empereur d'Autriche. C'est là que M. de Manteuffel, qui venait de remplacer M. de Radowitz comme premier ministre, se rendit pour déclarer au prince Schwarzenberg que la Prusse accordait à l'Autriche la présidence de la Diète germanique de Francfort, humiliation qui amena Sadowa quinze ans plus tard.