Le second rang du collier. Gautier Judith

Le second rang du collier - Gautier Judith


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fasse encore rêver les pensionnaires.

      Il met un binocle et s'assied, pour écrire quelques mots au dos de la carte, tout en soupirant:

      – Ah! povero!..

      Pendant qu'il secoue de la poudre d'or sur l'écriture pour la sécher, son domestique se présente:

      – Monsieur, dit-il, il y a en bas une dame qui désire voir monsieur un instant.

      – Comment s'appelle-t-elle?

      – Monsieur ne la connaît pas. Elle dit qu'elle a fait un long voyage pour obtenir un moment d'entretien et supplie monsieur de le lui accorder.

      – Est-elle jeune et jolie, au moins?..

      – La tournure est très bien; mais la dame cache sa figure sous un voile.

      – Mauvais signe!..

      Cependant, avant de descendre, Mario s'approche de la glace et fait bouffer ses cheveux.

      En bas, dans le vestibule, une femme, mince et grande, couverte d'un voile noir, se tient debout. Elle regarde s'avancer le beau chanteur, enjoignant les mains, comme en extase. Quand il atteint les dernières marches, l'inconnue se jette à genoux, lève les bras au ciel, et entonne, d'une voix vibrante et grave, le Miserere du Trovatore. Mario s'arrête, interloqué d'abord, mais il a bientôt fait de reconnaître cette voix et il s'écrie, un peu vexé et déçu:

      – Allons, grande folle, finis tes bêtises!

      Un frais éclat de rire, longtemps contenu, lui répond et la Borghi-Mamo, rejetant son voile, lui saute au cou.

      – Tu as été pris! tu as été pris! crie-t-elle, tu croyais que c'était une amoureuse!..

      Mario ne veut pas en convenir. Il prétend, au contraire, qu'il l'a devinée tout de suite, et que c'est lui qui l'a fait poser.

      Dans le salon, les convives sont maintenant réunis et causent par groupes, assis ou debout… Tous n'ont pas été invités: la maison est hospitalière et la table s'allonge indéfiniment. Nombre d'artistes italiens, jeunes ambitions ou espérances déçues, sont les clients de ces gloires; ils évoluent dans leur atmosphère, attirant sur eux un peu de lumière, ou se réchauffant à leur rayonnement.

      Beaucoup de personnes connues, fameuses même en ce temps-là, sont les intimes des deux grands artistes et leur forment une cour.

      Ce soir, j'aperçois la jolie barbe noire de Gaetano Braga, le délicieux violoncelliste, qui est aussi, et surtout, compositeur. On a représenté de lui, au Théâtre-Italien, un opéra en trois actes: Margherita la Mendicante, et sa Sérénade, pour chant avec accompagnement de violoncelle et de piano, a fait fureur. Braga vient souvent nous voir à Neuilly: nous nous glissons à travers les groupes, ma sœur et moi, pour aller lui dire bonsoir.

      Il n'a pas l'air, tout d'abord, de nous reconnaître, puis nous regarde d'un air consterné:

      – Pourquoi vous a-t-on déguisées comme cela?

      Nous ne pensions plus à nos toilettes!

      – Avec de si jolies figures… On veut donc vous enlaidir?..

      Et il s'éloigne, en haussant les épaules.

      Nous allons rejoindre Giulia Grisi, dans le petit salon. Elle est assise sur un divan avec ses fillettes autour d'elle, qui la cajolent. Elles ont déjà dîné et viennent dire bonsoir avant d'aller se coucher. Tout le monde leur fait fête, pour flatter la mère passionnée qu'est Giulia; mais elle est jalouse aussi et ne permet pas qu'on embrasse ses filles.

      – C'est horrible! s'écrie-t-elle; je ne comprends pas qu'on laisse embrasser ses enfants, surtout par des hommes: cette chair si délicate, si tendre, si fraîche!.. ce sont des fleurs, et cela les fane… Je ne veux pas!..

      Comme je trouve que c'est bien dit et qu'elle a raison! Si on savait avec quelle répugnance les enfants endurent ces baisers d'indifférents, ces mentons qui grattent, ces haleines fortes, cette odeur de tabac, ces moustaches qui chatouillent, on les laisserait tranquilles; toutes les mamans devraient être comme Giulia.

      On se récrie, cependant, autour d'elle; mais elle garde sa belle placidité et ne cède rien de sa conviction.

      Moi, je ne me lasse pas de l'admirer: cette douceur, ce calme, ces poses si simplement nobles, cette voix pénétrante, ces longs silences méditatifs où les yeux glauques s'assombrissent, tout m'intéresse en elle. Les femmes racontent qu'elle est perfide, jalouse, violente; mais je ne peux le croire: cela dérangerait ses belles lignes harmonieuses; d'ailleurs, une mère aussi tendre ne peut pas être mauvaise.

      Je viens m'asseoir à ses pieds, pour voir, de plus près, le portrait de son autre enfant, un fils, dont la miniature, entourée de diamants, est toujours sur sa poitrine, au fond d'une grotte de dentelles.

      Un mystère plane sur celui-là, pour moi du moins. Il vit loin de sa mère, qui ne le rencontre que rarement. C'est un beau jeune homme, en costume d'officier anglais. Ce cousin, que je n'ai jamais aperçu qu'en image, m'intrigue infiniment. Giulia baisse la tête vers le portrait et murmure, avec un long soupir:

      – Fred!..

      Mon père vient d'entrer. Il arrive directement du Moniteur, où il terminait son feuilleton du dimanche. C'est lui que l'on attendait, car aussitôt on replie les portes qui séparent la salle à manger du salon, et l'on annonce le dîner…

      En hiver, sous la neige!.. Le jardin, tout blanc, est bien joli dans sa pureté intacte.

      Le balai a ménagé des sentiers praticables, à travers la cour, de la salle à manger à la pompe, de la cuisine à la petite porte de la rue, et aussi sur l'escalier de la terrasse afin qu'on puisse atteindre le poulailler, ou la cave, au fond du tunnel.

      Le père a été obligé d'aller à Paris tout de même. La journée s'annonce morne et longue, dans la maison silencieuse, séparée de la ville par des steppes de neige, que nul visiteur ne peut, raisonnablement, s'aventurer à franchir.

      Nous sommes donc résignées à voir s'écouler bien lente cette après-midi froide, ne nous doutant guère qu'elle marquera, au contraire, un point brillant dans nos souvenirs.

      Vers les trois heures, un brusque coup de sonnette éveilla le silence.

      Cela nous fit peur d'abord. Qui pouvait venir, par ces chemins gelés? Toujours, l'idée de quelque accident arrivé au père nous angoissait.

      De la salle à manger, l'œil à un entre-bâillement, nous regardions ouvrir la porte d'entrée.

      Une dame en noir, à l'air noble et doux, parut, accompagnée d'un garçon assez grand qui portait l'uniforme de Sainte-Barbe. La dame demanda mon père, et, sur la réponse qu'il était absent, elle fit passer sa carte à ma mère, en la priant de la recevoir.

      Dès que Marianne eut refermé, sur les visiteurs, la porte du salon, nous nous élançâmes, pour savoir le nom.

      – Fais voir la carte?.. Madame Veuve Ganneau

      Ma mère descendit et s'enferma avec les inconnus; mais bientôt le salon se rouvrit: on nous cherchait.

      – Arrivez! nous cria ma mère.

      Mme Ganneau nous examinait avec curiosité et sympathie. Ce fut elle qui parla:

      – Voilà Nono, dit-elle en poussant vers nous son fils. Nous avons à causer, votre mère et moi; amusez-vous pendant ce temps-là: faites connaissance…

      Elles retournent dans le salon, nous laissant le jeune barbiste, fort gentil dans sa veste courte à boutons dorés. Ses cheveux châtain clair, longs pour un collégien, bouclent et encadrent gracieusement sa figure très olivâtre. Il a de grands yeux bruns, très beaux, la bouche petite et rouge: mais il a l'air excessivement grognon et pas disposé du tout à faire les premiers pas vers nous.

      Dans la salle à manger, nous voilà donc tous les trois, assis, contre le mur, sur des chaises très éloignées les unes des autres, et ne disant pas un mot. Cela dure assez longtemps, mais nous trouvons que nous avons l'air bien bêtes et nous


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