Le second rang du collier. Gautier Judith

Le second rang du collier - Gautier Judith


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à nous rendre compte, d'après sa physionomie, de l'état de son humeur et de sa santé. Et il nous répétait la légende du pain à cacheter vert, qu'il avait gardé trois jours au milieu du front, sans que personne le vît.

      – Moi, j'ai la bosse de l'approbativité, disait-il; si vous saviez la phrénologie et si vous tâtiez mon crâne, vous verriez tout de suite que cette proéminence est presque monstrueuse chez moi. J'ai le besoin d'être approuvé, en tout et par tous, même par les bonnes, même par le chat. Je suis opprimé et malheureux à la moindre opposition, au plus petit désaccord, et la mauvaise humeur me semble toujours dirigée contre moi.

      – Même quand on n'a pas faim, tu crois que c'est par méchanceté!

      – Évidemment! Et j'ai raison. C'est une façon détournée, mais perfide, de faire ressortir mon appétit, de me faire paraître un goinfre, un glouton, un mâche-dru, capable de s'empiffrer plus que Gamache, Gargantua et l'ogre du Petit Poucet.

      Souvent, au milieu de ces belles discussions, Dumas fils, qu'on n'avait pas entendu sonner, entrait et nous contemplait de la porte.

      – Quelle drôle d'heure pour déjeuner! grognait-il.

      Et il allait s'asseoir dans un coin, près d'une des fenêtres.

      Alors mon père essayait de lui démontrer que cette heure était la meilleure possible pour prendre le premier repas, le seul sérieux; qu'elle avait l'avantage de ne pas couper la journée en deux et qu'elle permettait, même si l'on s'accordait l'indispensable flânerie de la digestion, de se mettre au travail, sans avoir l'estomac chargé, entre midi et une heure, ou de commencer les pérégrinations, si l'on était forcé de sortir.

      Mais Dumas fils n'était pas du tout convaincu.

      Un autre personnage, un vieil ami de la famille Hugo, que mon père connaissait aussi, était venu nous voir dès les premiers jours de notre installation à Neuilly et arrivait aussi pendant le déjeuner. C'était M. Robelin, un architecte, propriétaire de maisons. Il en avait à Paris, a Nevers et à Neuilly… Nous avions visité celles-ci, qui étaient nombreuses, et assez bizarres. Pris dans le mouvement littéraire de 1830, très enthousiaste de romantisme, Robelin avait voulu, lui aussi, être révolutionnaire et moyenâgeux et, pour cela, il avait conçu le plan de maisons pas ordinaires: des toits à pic, qui mansardaient presque tous les étages; des tourelles en poivrières, dans lesquelles les escaliers avaient peine à tourner… Amusantes à l'œil, ces constructions, édifiées dans un espace restreint, étaient à peu près inhabitables.

      Cela n'empêchait pas M. Robelin d'être un homme fort agréable, un peu avare peut-être, ou plutôt feignant de l'être pour masquer des revers de fortune dus à des traits de générosité qu'il tenait secrets, mais, en tout cas, un avare aimable, se blaguant lui-même et ne redoutant pas de raconter des traits de son caractère. Par exemple, il achetait ses souliers à la livre, dans un endroit connu de lui; il boutonnait dix ans un veston de gauche à droite, avant de le boutonner de droite à gauche, ce qui lui faisait, disait-il, un habit neuf; il se promenait tous les matins au bois de Boulogne et ramassait des branches mortes, dont il faisait des tas: plus tard, sa vieille bonne, Rosalie, allait les ramasser, si quelques pauvresses ne les avaient pas trouvés et emportés.

      – Alors, c'est tant mieux pour elles, disait-il: je suis philanthrope de bon cœur.

      Tous les matins, donc, depuis noire arrivée, M. Robelin venait nous voir, vers la fin du déjeuner; et, pendant de longues années, il n'a jamais manqué à cette habitude.

      Il entrait par la porte de la cour, dont on n'avait qu'à tourner le bouton et qui sonnait en s'ouvrant. C'était pour ne déranger personne; mais son entrée dans la salle à manger causait toujours, néanmoins, un indescriptible tumulte et un grand émoi: il avait à sa suite un chien de chasse blanc et gris et un vieil épagneul noir. Aussitôt la porte vitrée entr'ouverte, les chiens se précipitaient dans la salle à manger, où ils étaient accueillis par les jurements et les miaulements des chats épouvantés, et par des cris de toute espèce:

      – Prenez garde aux chats!.. N'entrez pas!.. Tenez vos chiens!..

      – Ici! Stop!.. Tiby, allez coucher!..

      Et, quand on était parvenu à refermer la porte sur les chiens expulsés, ils rentraient aussitôt, d'un bond, par la fenêtre, et les imprécations recommençaient de plus belle.

      Chaque jour, la scène se renouvelait, au moment où l'on servait le café, sans que M. Robelin, en fût le moins du monde troublé.

      Post prandium stabis,

      Seu passus mille meabis,

      C'est mon père qui récite ce précepte de l'école de Salerne, en nous entraînant sur la terrasse, après le déjeuner, pour nous promener et causer.

      – Il faudrait traduire cela en vers français, dit-il, mais ça n'est pas très commode… Que penses-tu de ce distique, cependant?..

      Après dîner, debout tu te tiendras,

      Ou seulement mille pas tu feras.

      – Hein! est-ce assez mirlitonesque et proverbial?

      – C'est très bien!

      – En tout cas, c'est exact et ça rime.

      Et nous faisons les mille pas.

      C'est l'heure la plus charmante de la journée, celle où le père est vraiment à nous, et qu'il prolonge d'ailleurs autant qu'il le peut.

      La terrasse est extrêmement agréable pour ces lentes promenades. A l'angle de la salle à manger, elle s'épanouit et forme la cour, élargie qu'elle est de toute l'épaisseur de la maison: les fenêtres, de ce côté-là, font face au pavillon du jardinier, tout enguirlandé de vigne vierge. Plus loin, la terrasse reprend sa largeur initiale, en longeant la maison du propriétaire et une autre petite maison mitoyenne. Il n'y a pas de séparation, pas de barrière; là-bas, un escalier de pierre, qui fait pendant au nôtre, descend, lui aussi, vers les jardins, entre des vases de fonte, où les fuchsias alternent avec les géraniums. Rien ne gêne la vue, par-dessus le parapet, vers la fuite des allées et les vallonnements des pelouses où penchent des abricotiers.

      Le propriétaire, un M. Achard, lapidaire, qui habite Paris, ne vient, avec sa famille, que du samedi au lundi; le reste de la semaine, tout est clos chez lui, et nous pouvons marcher d'un bout à l'autre de la terrasse, ce qui fait près d'une centaine de pas.

      De notre côté, la promenade s'achève devant un mur assez élevé, couvert de lierre du haut en bas, et toujours agité d'un chamaillis de pierrots. Ce mur joint d'un bout notre maison et de l'autre le parapet de la terrasse. C'est le coin le plus frais et on y trouve toujours de l'ombre. Quand on est fatigué de marcher, le mur bas de la terrasse, avec ses larges dalles, offre un banc des plus commodes. Mon père s'y assied, le bout de son pied touchant encore le pavé; pour nous, c'est un peu plus haut: il nous faut prendre un élan, et, une fois assises, laisser pendre nos jambes.

      C'est là que tous trois nous faisons assaut de mémoire, en récitant des vers de la Légende des siècles:

      Charlemagne, empereur à la barbe fleurie …

      Et nous continuons, nous entr'aidant. Quand un ne sait plus, l'autre sait. Nous menons ainsi le poème assez loin. Puis, tout à coup, un vers nous arrête … il se dérobe … personne ne sait plus…

      – Va prendre le bouquin! dit mon père.

      – Non, non … ça n'est pas de jeu!

      Et nous cherchons, par des raisonnements, par l'alternance des rimes, tout fiers quand nous retrouvons enfin le vers.

      Ou bien nous parlons de nos livres préférés. Mon père trouve un grand plaisir à reprendre l'impression qu'une lecture lui a laissée, à la faire chatoyer devant l'esprit, comme une belle étoffe sous la lumière.

      – Ce Scarabée d'or d'Edgar Poë, est-ce assez étonnant! Quelle clarté! quelle simplicité apparente, quelle précision mathématique, qui rend même les choses impossibles parfaitement vraisemblables et


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