Le second rang du collier. Gautier Judith

Le second rang du collier - Gautier Judith


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c'est une période de l'existence que l'on tranche, brusquement, pour la jeter dans le passé.

      Si je comprenais, moi, qui avais été tant de fois transplantée!.. Mais je pensais que la peine était surtout d'être séparé de ceux qu'on aime, et c'est ce que je ne sus pas exprimer.

      – Cependant, ajouta mon père, je ne tiens à rien et j'adore les voyages; arrange cela comme tu voudras: l'homme est plein de contradictions!

      Marianne apporta la soupe, une julienne fumante et qui embaumait. Annette avait tenu à honneur que son dîner fût aussi bon, ce jour-là, qu'à l'ordinaire, et n'avait préparé, à l'avance, que des mets qui gagnent à être réchauffés, ou qui sont meilleurs froids. Nous prenons, à table, les places que nous occuperons chaque jour: moi, à la droite de mon père, ma sœur à la gauche, ma mère à côté de ma sœur. Tout un demi-cercle reste vide.

      Nous sommes tous un peu gênés, à ce commencement de dîner, affectés par ce changement si brusque, ce milieu nouveau, ces murs nus, ce parquet terne où traîne de la paille.

      Ma mère récrimine contre les méfaits probables des déménageurs, elle énumère les objets cassés ou écornés, ceux qu'on ne retrouve pas.

      Mon père conclut:

      – La sagesse des nations l'affirme: «Trois déménagements valent un incendie».

      Tout à coup, une lueur empourpre la chambre; à travers les vitres nues, des traînées rouges courent sur la table, sur nos mains, montent le long de la muraille.

      – Qu'est-ce que c'est?.. le feu?..

      Et nous voici tous sur la terrasse; la serviette à la main.

      C'est le soleil couchant, qui incendie le ciel, et ce spectacle inusité nous cause une extrême surprise. La pourpre et l'or se fondent, sous des nuages qui flambent, derrière le rideau des grands peupliers, dont les silhouettes prennent une couleur intense de velours loutre. Toutes les ramilles des arbres sont visibles, noires sur cette lumière et laissent fuser çà et là des jets de feu.

      Mon père a mis son monocle, pour ne rien perdre de la vision.

      – C'est superbe! s'écrie-t-il; le tableau se compose on ne peut mieux, et il est fort heureux que le soleil se couche de ce côté-là. Nous autres, Parisiens, nous finissons par oublier l'astre du jour et ne plus nous soucier des beaux effets qui accompagnent chaque soir son départ: nous ignorons les soleils couchants et la splendeur des crépuscules…

      Une brise fit s'incliner, à plusieurs reprises, les hauts peupliers, dans un lent mouvement silencieux.

      – Ils ont vraiment l'air de nous saluer, pour nous souhaiter la bienvenue! dit mon père. Eh bien! je me sens débarbouillé de toute la poussière par ce bain de lueurs, particulièrement superbes, et je crois que le mouvement de ces grands plumeaux, balaye les toiles d'araignées, tissées dans mon esprit par la mélancolie des regrets.

      Nous nous promenons, ma sœur et moi, sur la terrasse, le long du parapet, quand tinte la clochette que fait sonner, en s'ouvrant, la petite porte de la cour, fermée seulement au pène, qui donne sur la rue près de la loge du jardinier.

      Nous nous retournons, pour voir qui vient.

      Deux messieurs, que nous ne connaissons pas, sont entrés. L'un, mince, grand, avec des cheveux blonds très frisés, une fine moustache, le teint sombre, presque de la même couleur que les cheveux; l'autre plus gros, très brun, les joues bleues, d'épais sourcils, de grandes oreilles et une grande bouche.

      Ils s'avancent en se dandinant, les mains dans les poches, et regardant tout, autour d'eux.

      – Est-ce que Théo est là? nous demande le brun.

      – Non, il est à Paris. Maman est sortie aussi! Nous sommes seules à la maison.

      – C'est ça, la maison? dit le grand blond en la désignant d'un geste de la tête. Et voici le jardin; ajoute-t-il en se rapprochant lentement du parapet.

      Son compagnon le rejoint, et ils restent là, plantés, sans mot dire, paraissant très absorbés dans la contemplation du jardin, mais ayant l'air aussi de penser à autre chose. Le brun tient sa canne en fusil, le blond pose alternativement son index sur l'une ou l'autre de ses narines.

      Appuyées l'une à l'autre, ma sœur et moi, nous nous poussons le coude, en nous communiquant des yeux, les impressions que nous causent ces singuliers visiteurs. Le blond, qui nous regarde en dessous, surprend le geste.

      – Hein! vous ne nous connaissez pas, dit-il; vous vous demandez: «Qu'est-ce que c'est que ces bonshommes-là?» Eh bien, moi, je vous connais: voilà Judith, et voilà Estelle.

      Il rit, découvrant des dents très blanches, un peu projetées en avant. Puis il se replonge dans son mutisme, la tête baissée, les sourcils froncés, ses yeux, d'un bleu mat, regardant comme sans voir.

      Tout à coup, il les lève vers nous et nous jette cette question saugrenue:

      – Savez-vous renifler?

      Nous croyons avoir mal entendu, mais il ajoute, en riant de notre stupéfaction:

      – C'est très utile, quand on a oublié son mouchoir.

      – Je ne sais pas, moi! dit ma sœur, d'un air narquois; comment fait-on?

      – Comme ça!..

      Nous tournons le dos à ces messieurs, décidément bien singuliers.

      – Faites-nous voir le rez-de-chaussée, dit le personnage brun de sa voix de basse.

      Nous montons les deux marches, qui précèdent la porte vitrée, pour leur montrer la route.

      La salle à manger n'a plus l'air si petite, maintenant que les rideaux drapent les fenêtres, que l'or des cadres rit sur les murs, et que les peintures y creusent des profondeurs. A travers les glaces du buffet, reluit une très belle argenterie ancienne: plateaux, théière, hanaps, coupes, objets d'art. Sur le poêle est posée une fontaine en vieux Rouen, qui emplit toute la niche; on y voit, sur un fond blanc, des tritons et des sirènes cambrant leurs torses.

      Le monsieur blond va droit à un tableau qui représente des prunes.

      – Mais c'est un Saint-Jean, cela! s'écrie-t-il, et en voilà un autre là-bas: des roses! J'aime mieux les prunes!

      Nous traversons le vestibule pour entrer dans le salon.

      En face de la porte, il est prolongé en reflet par une haute glace placée au-dessus d'une console dorée, sur laquelle est posé le buste en bronze de Lucius Verus. Les meubles Louis XIV, couverts de leur lampas rouge, font bon effet, rangés le long des murs, qui disparaissent sous les tableaux grands et petits. Sur la cheminée, dont la glace sans tain laisse voir d'épaisses verdures, la pendule de Boule arrondit son cadran aux chiffres bleus entre deux beaux vases à long col, en porcelaine de Chine blanche, illustrée de guerriers; mais leur monture dorée, ornée d'amours et de guirlandes, qui leur ajoute un bec et une anse, change complètement leur style.

      Du côté de la rue, dans le coin sombre, près de la fenêtre, s'allonge un immense fauteuil en damas pourpre, qui fait penser à une baignoire. L'autre encoignure est emplie par un piano d'Érard, de forme surannée, carré et plat, sur lequel s'entassent toutes sortes de livres et de partitions.

      Mais les visiteurs inconnus donnent toute leur attention aux tableaux. La Lady Macbeth et le Combat du Giaour de Delacroix, la Panthère Noire de Gérôme, les Diaz, les Rousseau, les Leleux, les intéressent vivement.

      Devant la console est posée, sur un socle de bois noir, une statue en bronze, demi-nature, représentant une femme assise, qui tient un masque ricanant, et qui pleure, désespérément, le menton dans sa main.

      – De qui est-ce, cela? demanda le grand brun.

      – De Préault. C'est la Comédie humaine, un projet, je crois, pour le tombeau de Balzac; mais ça n'a pas servi, et Préault l'a donné à mon père.

      – Elle a l'air joliment embêtée, la pauvre dame! tandis que son masque se fiche d'elle, dit le


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