Le capitaine Coutanceau. Emile Gaboriau
Le soir, au coin des rues, les groupes étaient plus animés que de coutume, et les marchands de journaux chargés de leurs feuilles encore humides, partaient en criant:
«Achetez, pour lire le décret qui sauve la patrie!..»
Était-elle donc sauvée, en effet? Il y en avait qui le croyaient, attribuant ainsi à l’Assemblée le pouvoir de changer, par la seule manifestation de sa volonté, une situation terrible.
Comme il arrive dans toutes les crises violentes, je voyais, non sans un étonnement profond, les gens passer soudainement de l’abattement le plus extrême à une confiance presque sans bornes.
Mon père ne se possédait pas de contentement.
– Il faudra mettre un gigot au four, commanda-t-il à ma mère, j’amènerai souper quelques bons patriotes, et nous viderons une bouteille au bonheur de la nation…
Le soir, en effet, il arriva avec trois de ses amis, dont le grand Fortier, le marchand de toiles, qui fut tué un mois plus tard, à la prise des Tuileries, le 10 août.
Leur persuasion était que les Prussiens, quand ils sauraient la ferme attitude de l’Assemblée, et l’impossibilité où serait le roi de favoriser leur invasion, s’arrêteraient.
C’est ce dont ne semblait nullement convaincu M. Goguereau, le représentant, qui était de ce souper.
– Ne nous hâtons pas de chanter victoire, disait-il, de peur d’être obligés de déchanter.
Cependant tout ce qu’il nous apprit n’était pas fait pour diminuer notre assurance.
C’est de lui que nous sûmes positivement que, de tous les points de la province, des gardes nationaux fédérés se mettaient en marche, en armes et avec du canon, pour aller former un camp aux environs de Soissons.
On en attendait cinq cents de Marseille et trois cents de Brest, qui devaient déjà être en route.
Tous devaient passer par Paris et y assister à la grande fête patriotique qui se préparait pour le 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille.
– Vous voyez donc bien, disait mon père, que tout s’arrangera… Allons, allons, le commerce va reprendre et l’argent va reparaître… et ma foi! je n’en serai pas fâché, car j’ai des pratiques dont la «taille» s’allonge à faire trembler.
A l’air dont M. Goguereau secouait la tête, je voyais bien qu’il ne disait pas tout ce qu’il pensait, lui qui connaissait le dessous des cartes.
Mais à quoi bon désoler les gens à l’avance!..
L’aveuglement de mon père était si obstiné, qu’il nous annonça la résolution où il était de partir en tournée pour acheter du blé, comme il faisait tous les ans à l’époque de la moisson.
Et, en effet, le lendemain, quoi que pût lui dire ma mère, il voulut se mettre en route, et je l’accompagnai jusqu’à la rue du Coq, où était le bureau de la voiture qui faisait le service entre Paris et Chartres, où il se rendait.
Je puis vous affirmer, mes amis, que vous ririez bien si j’avais le pouvoir de vous mettre tout à coup en présence de cette diligence, qui excitait alors mon admiration, et dont on disait qu’il ne se ferait rien de mieux, ni de plus commode, ni de plus rapide.
C’était un grand coffre carré, haut huché sur roues, peint en bleu clair et percé de petits guichets larges comme les deux mains.
Cela mettait quatorze heures à faire le trajet. On partait de la rue du Coq à trois heures de l’après-midi, et on arrivait à Chartres sur les cinq heures du matin. C’était un voyage.
Resté seul à Paris avec ma mère, et plus que jamais libre de ma personne, je m’étais bien promis de devenir un des auditeurs assidus de l’Assemblée nationale, ce qui devait m’être facile, avec la protection de M. Goguereau…
Hélas! le jour où j’y retournai, je pus reconnaître combien avaient été chimériques les espérances de mon père et de ses amis.
La question de savoir en quelles formes la déclaration du danger de la patrie serait faite avait été résolue, c’est vrai.
Mais il restait à décider s’il y avait ou non lieu de proclamer sur-le-champ la patrie en danger.
Et sur cette question qui ne me semblait pas à moi, naïf, présenter l’ombre d’un doute, la discussion avait repris avec une âpreté toute nouvelle. Deux députés, surtout, qu’on me dit être, l’un l’évêque du Cher, Torné, l’autre Pastoret, représentant de Paris, faisaient assaut de violence.
L’irritation grandissait, quand soudain arriva un message du roi annonçant à l’Assemblée que les hostilités de la Prusse étaient imminentes et qu’une armée de cinquante-deux mille Prussiens s’avançait vers notre frontière…
Je renonce, mes amis, à vous donner une idée de la tempête de ricanements et de huées qui accueillit cette notification.
– C’est encore un piége, criait un député, l’armée prussienne n’est pas de cinquante-deux mille, mais de cent mille hommes.
– Sans compter vingt mille émigrés disait un autre.
– Et c’est quand ils sont à Coblentz que le roi avertit les représentants de la nation!..
Il est de fait que, dans mon âme et conscience, je ne savais comment qualifier cette communication tardive, d’un fait connu de l’Europe entière, qui était l’unique sujet d’entretien de Paris, qui avait motivé le foudroyant discours de Vergniaud et le décret qui en avait été la suite…
L’Assemblée ne daigna pas s’en occuper, et les débats continuaient, quand un orateur nouveau parut à la tribune.
C’était un vieillard de la figure la plus noble, avec cet air de mansuétude que l’imagination prête aux Apôtres.
Je demandai son nom. On me répondit que ce député n’était autre que Lamourette, ancien grand vicaire de l’évêque d’Arras et alors évêque constitutionnel de Lyon.
Vénéré de ses collègues, il obtint le silence, et, d’une voix émue:
«On vous a proposé, commença-t-il, on vous proposera encore des mesures extraordinaires, pour parer aux dangers de la France… A quoi bon! si vous ne savez pas rétablir dans votre propre sein la paix et l’union… J’entends dire que ce rapprochement est impossible… Ces mots me font frémir; ils sont une injure à cette Assemblée… Les honnêtes gens ont beau être divisés d’opinion, il est un terrain de patriotisme et d’honneur où ils se rencontrent toujours… Ah! celui qui réussirait à vous réunir tous, serait le véritable vainqueur de la Prusse et de Coblentz!..»
Après bientôt un siècle, mes amis, je suis sûr de vous citer textuellement les paroles de cet homme de bien, tant elles se gravèrent profondément dans ma mémoire…
– Celui-ci a grandement raison, pensais-je, et il songe aux intérêts de la France et non à ceux de ses rancunes ou de son ambition.
Et l’émotion qui s’était emparée de moi, je voyais bien que tout le monde la partageait.
Lui, cependant, d’un accent irrésistible poursuivait:
«Jurons de n’avoir qu’un seul esprit, qu’un seul sentiment; jurons de nous confondre en une seule et même masse d’hommes libres. Le moment où l’étranger verra que ce que nous voulons nous le voulons tous, sera le moment où la liberté triomphera, et où la France sera sauvée!..»
Il n’avait pas achevé que tous les députés étaient debouts et, la main étendue, prêtaient le serment proposé.
Toutes les rancunes s’étaient fondues à la chaleur de ce patriotisme.
Puis, un cri de concorde et de fraternité se fait entendre, et d’un mouvement spontané, tous les partis se mêlent et se confondent. Les hommes des factions les plus opposées se jettent dans les bras de leurs ennemis. Condorcet, en