Le collier des jours. Gautier Judith
visites que nous étions forcées de faire. Quels étaient ces étrangers, que ma chérie semblait craindre et à qui nous devions obéir?.. Pourquoi, chez eux, était-ce du bois brillant par terre, avec tant de choses autrement que chez nous? J'étais confusément humiliée, quand j'étais là, humiliée pour Elle, surtout, qui avait une attitude pas habituelle.
Après quelques méditations, je crus avoir trouvé: ces gens-là étaient une autre sorte de propriétaires, qui pouvaient nous faire du mal: en tous cas, ils étaient l'ennemi, et je les pris nettement en aversion.
Dès lors, le petit être, qui se laissait traîner rue Rougemont, se montra sous un jour déplorable. Renfrogné, muet, avec des yeux pleins de haine, il repoussait d'un geste brusque toute caresse! Quel vilain enfant!.. Quel caractère!.. On plaignait la nourrice d'être, obligée de supporter un pareil démon. Vraiment, le petit monstre, du jour initial, tenait bien ses promesses!..
Alors, on me laissait errer, dans l'appartement, sans plus s'occuper ne moi.
J'avais vite disparu du rayon où on pouvait me surveiller, et j'inspectais tout ce qui était à ma portée; je furetais dans les bas d'armoire, choisissant, sans aucun scrupule, les objets les plus disparates et j'allais les tasser dans le panier, où ma nourrice emportait les petites affaires à moi.
Je volais pour Elle! avec quelle fierté! quelle tranquillité de conscience… Précoce anarchiste, je rétablissais l'équilibre, je travaillais pour la justice!..
Malheureusement, avant de partir, la chérie me reniait: elle vidait le panier, rendait tout. A chaque nouvelle visite, je recommençais, et j'avais toujours la même déception poignante, en voyant mon œuvre détruite. Tout le long du retour je lui faisais des reproches.
Quelquefois une méchanceté noire, que j'imagine, souligne d'un trait plus vif le souvenir: Ma mère nous montra un jour sur son balcon, deux belles fleurs très rares, qui venaient d'éclore sur une plante grasse.
Dès qu'on eut le dos tourné, j'arrachai les belles fleurs et je les pétris dans mes mains jusqu'à les réduire en une bouillie affreuse que je jetais par terre.
Quand on s'aperçut du massacre, la belle voix de contralto eut des éclats terribles, et la visite fut abrégée.
Un autre jour, on voulut m'essayer une robe; mais je ne voulais pas de la robe, et j'étais bien décidée à ne rien essayer.
On employa tous les moyens pour me faire céder: promesses, supplications, menaces; rien ne put vaincre mon obstination.
A la fin, ma mère, exaspérée, s'écria:
– Nourrice, emportez-la ou je vais la tuer!
– La tuer!
Avec quel tremblement se firent les préparatifs du départ! Quelle hâte dans l'escalier glissant! Et dehors, elle m'entraînait si vite, que nous avions l'air de fuir et d'être poursuivies.
Pauvre nounou! elle dut s'arrêter bientôt pour pleurer. Elle avait eu trop peur, aussi, pendant toute cette scène où j'avais été si méchante, et où je ne l'écoutais même plus, Elle. Pourquoi me montrer si vilaine, quand j'étais, au contraire, si gentille, quand je voulais?..
C'est que je détestais la dame qui avait une si grosse voix et que je ne voulais plus venir chez elle.
J'espérais bien avoir atteint mon but, cette fois-là, et que nous n'y reviendrions plus.
IX
Assise au milieu des copeaux dans l'atelier, je regardais le père Damon travailler, tout en roulant dans ma tête une idée très ambitieuse, qui finit par éclore en cette question:
– Dis donc, père, est-ce que tu saurais faire une voiture?
– Une voiture?..
– Oui, une voiture pour moi.
– Pour ta poupée?..
– Non, une grande pour m'asseoir dedans.
– Oh bien! alors, c'est trop difficile…
Mais le soir, au repas, on reparla du projet.
Je voulais, je voulais absolument, et suppliante et câlinante, je soufflais mon désir à la chérie.
Après tout, on pourrait toujours essayer, le dimanche et dans les moments perdus…
Bientôt, la voiture fut faite, et en la voyant, je témoignais de mon admiration et de mon contentement par des sauts et des cris de joie.
C'était une sorte de corbeille en bois, posée sur quatre roues, et garnie de petits balustres, dans le style de mon berceau, que le père avait peut-être fait aussi, seulement au lieu d'être jaune acajou, elle était verte, et je la trouvai ravissante.
Par qui et comment vint l'attelage? Je ne sais. Ce fut une jolie chèvre blanche, qui m'enthousiasma naturellement, et devint vite mon intime amie, elle grimpa bientôt l'escalier derrière moi, et me suivit partout.
Avoir voiture, cela modifia un peu la vie. L'impasse d'Antin, qui avait été jusque-là mon domaine, ne suffisait plus; la promenade habituelle à la barrière Monceau, où j'allai jouer de préférence, avec mes amis les gabelous, qui me poursuivaient sous la colonnade du petit temple grec, encore debout aujourd'hui, fut même délaissée. La chèvre avait besoin de brouter; il fallait un champ, de l'herbe fraîche. Du côté de Montmartre, sans doute, on découvrit une sorte de terrain vague, qui devint le but le plus fréquent de nos excursions.
La sortie de l'impasse était ce qu'il y avait de plus triomphal. Trônant dans ma corbeille, que la chèvre traînait tant bien que mal, avec des velléités de gambades, je jouissais de l'admiration des voisines, de l'ébahissement des gamins; puis nous roulions posément sur le trottoir du boulevard. Pauline, qui devait avoir cinq ou six ans, était du voyage. Marie venait aussi, quelquefois, quand elle en avait le loisir, alors mon plaisir était complet, car, après la chérie, c'était elle que j'aimais le plus.
Aussitôt arrivées, on dételait la chèvre, je descendais de mon char. Ma nourrice et Marie s'installaient près de la voiture et se mettaient à coudre, tandis que je jouais avec Pauline, et que la chèvre tout à fait libre vagabondait.
Ce terrain nu, qui me donnait pour la première fois l'impression de l'espace, et que je trouvais admirable, était bosselé de pierrailles blanches avec de grands morceaux d'herbes, qui, pour moi, représentaient les champs.
C'était une ivresse de sauter, de danser sur cette verdure, de tomber sans se faire de mal dans la molle fraîcheur. On ne me laissait pas trop m'éloigner; il y avait d'ailleurs à l'autre bout du terrain quelque chose d'incompréhensible, qui me causait une confuse terreur et m'ôtait l'envie de m'écarter. C'était un éboulis de grosses pierres autour d'un grand trou, qui s'enfonçait; des hommes allaient et venaient et l'on entendait des bruits étouffés sous terre. Je n'aimais pas du tout m'approcher de ce gouffre. En y repensant, je comprends que c'était tout simplement une carrière, mais alors cela me paraissait l'entrée d'un lieu très terrible, que je ne m'expliquais pas du tout, mais d'où on ne devait pas revenir.
Un jour, au cours d'un de ces vagabondages, ma chèvre disparut brusquement dans cet abîme.
Quels cris! Quel désespoir! Je trépignais, tout près du gouffre, cette fois, tandis que ma bonne nourrice, très perplexe, me retenait et que Marie se penchait, interrogeant les profondeurs noires.
Après un long temps d'angoisse, Marie s'écria tout à coup:
– Je la vois!
Un chevrotement lointain lui répondit:
– Comment faire pour aller la chercher? Ma nourrice demandait conseil à des hommes qui s'étaient approchés.
Mais bientôt la tête blanche et cornue émergea de l'ombre. De pierre en pierre, la chèvre remontait par sauts, puis elle bondit dehors.
Elle n'avait rien de cassé, et on n'a jamais su si elle était descendue, dans cet abîme effrayant, pour voir un peu ce que c'était.
X
Sidonie était la