Littérature et Philosophie mêlées. Victor Hugo
incendie2.
Sans nul doute, une bonne Histoire de Russie éveillerait vivement l'attention. Les destins futurs de la Russie sont aujourd'hui le champ ouvert à toutes les méditations. Ces terres du septentrion ont déjà plusieurs fois jeté le torrent de leurs peuples à travers l'Europe. Les français de ce temps ont vu, entre autres merveilles, paître dans les gazons des Tuileries des chevaux qui avaient coutume de brouter l'herbe au pied de la grande muraille de la Chine; et des vicissitudes inouïes dans le cours des choses ont réduit de nos jours les nations méridionales à adresser à un autre Alexandre le voeu de Diogène: Retire-toi de notre soleil.
Il y aurait un livre curieux à faire sur la condition des juifs au moyen âge. Ils étaient bien haïs, mais ils étaient bien odieux; ils étaient bien méprisés, mais ils étaient bien vils. Le peuple déicide était aussi un peuple voleur. Malgré les avis du rabbin Beccaï3, ils ne se faisaient aucun scrupule de piller les nazaréens, ainsi qu'ils nommaient les chrétiens; aussi étaient-ils souvent les victimes de leur propre cupidité. Dans la première expédition de Pierre l'Hermite, des croisés, emportés par le zèle, firent le voeu d'égorger tous les juifs qui se trouveraient sur leur route, et ils le remplirent. Cette exécution était une représaille sanglante des bibliques massacres commis par les juifs. Suarez observe seulement que les hébreux avaient souvent égorgé leurs voisins par une piété bien entendue, et que les croisés massacraient les hébreux par UNE PIÉTÉ MAL ENTENDUE.
Voilà un échantillon de haine; voici un échantillon, de mépris.
En 1262, une mémorable conférence eut lieu devant le roi et la reine d'Aragon, entre le savant rabbin Zéchiel et le frère Paul Ciriaque, dominicain très érudit. Quand le docteur juif eut cité le Toldos Jeschut, le Targum, les archives du Sanhédrin, le Nissachou Vetus, le Talmud, etc., la reine finit la dispute en lui demandant pourquoi les juifs puaient. Il est vrai que cette haine et ce mépris s'affaiblirent avec le temps. En 1687, on imprima les controverses de l'israélite Orobio et de l'arménien Philippe Limborch, dans lesquelles le rabbin présente des objections au très illustre et très savant chrétien, et où le chrétien réfute les assertions du très savant et très illustre juif. On vit dans le même dix-septième siècle le professeur Rittangel, de Koenigsberg, et Antoine, ministre chrétien à Genève, embrasser la loi mosaïque; ce qui prouve que la prévention contre les juifs n'était plus aussi forte à cette époque.
Aujourd'hui, il y a fort peu de juifs qui soient juifs, fort peu de chrétiens qui soient chrétiens. On ne méprise plus, on ne hait plus, parce qu'on ne croit plus. Immense malheur! Jérusalem et Salomon, choses mortes, Rome et Grégoire VII, choses mortes. Il y a Paris et Voltaire.
L'homme masqué, qui se fit si longtemps passer pour dieu dans la province de Khorassan, avait d'abord été greffier de la chancellerie d'Abou Moslem, gouverneur de Khorassan, sous le khalife Almanzor. D'après l'auteur du Lobbtarikh, il se nommait Hakem Ben Haschem. Sous le règne du khalife Mahadi, troisième abasside, vers l'an 160 de l'hégire, il se fit soldat, puis devint capitaine et chef de secte. La cicatrice d'un fer de flèche ayant rendu son visage hideux, il prit un voile et fut surnommé Burcâi, voilé. Ses adorateurs étaient convaincus que ce voile ne servait qu'à leur cacher la splendeur foudroyante de son visage. Khondemir, qui s'accorde avec Ben Schahnah pour le nommer Hakem Ben Atha, lui donne le titre de Mocannâ, masqué, en arabe, et prétend qu'il portait un masque d'or. Observons, en passant, qu'un poëte irlandais contemporain a changé le masque d'or en un voile d'argent. Abou Giafar al Thabari donne un exposé de sa doctrine. Cependant, la rébellion de cet imposteur devenant de plus en plus inquiétante, Mahadi envoya à sa rencontre l'émir Abusâid qui défit le Prophète-Voilé, le chassa de Mérou et le força à se renfermer dans Nekhscheb, où il était né et où il devait mourir. L'imposteur, assiégé, ranima le courage de son armée fanatique par des miracles qui semblent encore incroyables. Il faisait sortir, toutes les nuits, du fond d'un puits, un globe lumineux qui, suivant Khondemir, jetait sa clarté à plusieurs milles à la ronde; ce qui le fit surnommer Sazendèh Mah, le faiseur de lunes. Enfin, réduit au désespoir, il empoisonna le reste de ses séides dans un banquet, et, afin qu'on le crût remonté au ciel, il s'engloutit lui-même dans une cuve remplie de matières corrosives. Ben Schahnah assure que ses cheveux surnagèrent et ne furent pas consumés. Il ajoute qu'une de ses concubines, qui s'était cachée pour se dérober au poison, survécut à cette destruction générale, et ouvrit les portes de Nekhscheb à Abusâid. Le Prophète-Masqué, que d'ignorants chroniqueurs ont confondu avec le Vieux de la Montagne, avait choisi pour ses drapeaux la couleur blanche, en haine des abbassides dont l'étendard était noir. Sa secte subsista longtemps après lui, et, par un capricieux hasard, il y eut parmi les turcomans une distinction de Blancs et de Noirs à la même époque où les Bianchi et les Neri divisaient l'Italie en deux grandes factions.
Voltaire, comme historien, est souvent admirable; il laisse crier les faits. L'histoire n'est pour lui qu'une longue galerie de médailles à double empreinte. Il la réduit presque toujours à cette phrase de son Essai sur les moeurs: «Il y eut des choses horribles, il y en eut de ridicules.» En effet, toute l'histoire des hommes tient là. Puis il ajoute: «L'échanson Montecuculli fut écartelé; voilà l'horrible. Charles-Quint fut déclaré rebelle par le parlement de Paris; voilà le ridicule.» Cependant, s'il eût écrit soixante ans plus tard, ces deux expressions ne lui auraient plus suffi. Lorsqu'il aurait eu dit: «Le roi de France et trois cent mille citoyens furent égorgés, fusillés, noyés… La Convention nationale décréta Pitt et Cobourg ennemis du genre humain.» Quels mots aurait-il mis au-dessous de pareilles choses?
Un spectacle curieux, ce serait celui-ci: Voltaire jugeant Marat, la cause jugeant l'effet.
Il y aurait pourtant quelque injustice à ne trouver dans les annales du monde qu'horreur et rire. Démocrite et Héraclite étaient deux fous, et les deux folies réunies dans le même homme n'en feraient point un sage. Voltaire mérite donc un reproche grave; ce beau génie écrivit l'histoire des hommes pour lancer un long sarcasme contre l'humanité. Peut-être n'eût-il point eu ce tort s'il se fût borné à la France. Le sentiment national eût émoussé la pointe amère de son esprit. Pourquoi ne pas se faire cette illusion? Il est à remarquer que Hume, Tite-Live, et en général les narrateurs nationaux, sont les plus bénins des historiens. Cette bienveillance, quoique parfois mal fondée, attache à la lecture de leurs ouvrages. Pour moi, bien que l'historien cosmopolite soit plus grand et plus à mon gré, je ne hais pas l'historien patriote. Le premier est plus selon l'humanité, le second est plus selon la cité. Le conteur domestique d'une nation me charme souvent, même dans sa partialité étroite, et je trouve quelque chose de fier qui me plaît dans ce mot d'un arabe à Hagyage: Je ne sais que des histoires de mon pays.
Voltaire a toujours l'ironie à sa gauche et sous sa main, comme les marquis de son temps ont toujours l'épée au côté. C'est fin, brillant, luisant, poli, joli, c'est monté en or, c'est garni en diamants, mais cela tue.
Il est des convenances de langage qui ne sont révélées à l'écrivain que par l'esprit de nation. Le mot barbares, qui sied à un romain parlant des gaulois, sonnerait mal dans la bouche d'un français. Un historien étranger ne trouverait jamais certaines expressions qui sentent l'homme du pays. Nous disons que Henri IV gouverna son peuple avec une bonté paternelle; une inscription chinoise, traduite par les jésuites, parle d'un empereur qui régna avec une bonté maternelle. Nuance toute chinoise et toute charmante.
A UN HISTORIEN
Vos descriptions de bataille sont bien supérieures aux tableaux poudreux et confus, sans perspective, sans dessin et sans couleur, que nous a laissés Mézeray, et aux interminables bulletins du P. Daniel; toutefois, vous nous permettrez une observation dont nous croyons que vous pourrez profiter dans la suite de votre ouvrage.
Si vous vous êtes rapproché de la manière des anciens, vous ne vous êtes pas encore assez dégagé de la routine des historiens modernes; vous vous arrêtez trop aux détails, et vous ne vous attachez pas assez à peindre les masses. Que nous importe, en effet, que Brissac ait exécuté une charge contre d'Andelot, que Lanoue ait été renversé de
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L'incendie de la flotte ottomane dans la baie de Tchesmé. Ces deux peintures étaient les seules qui décorassent le boudoir de Catherine.
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Ce sage docteur voulait empêcher les juifs d'être subjugués par les chrétiens. Voici ses paroles, qu'on ne sera peut-être pas fâché de retrouver: «Les sages défendent de prêter de l'argent à un chrétien, de peur que le créancier ne soit corrompu par le débiteur; mais un juif peut emprunter d'un chrétien sans crainte d'être séduit par lui, car le débiteur évite toujours son créancier.» Juif complet, qui met l'expérience de l'usurier au service de la doctrine du rabbin.