La Débâcle. Emile Zola
Eylau encore tout retentissant de sa foudroyante charge des quatre-vingts escadrons de Murat, qui traversèrent de part en part l'armée russe, jonchant le sol d'une telle épaisseur de cadavres, que Napoléon lui-même en pleura. C'était Friedland, le grand piège effroyable où les russes de nouveau vinrent tomber comme une bande de moineaux étourdis, le chef-d'oeuvre de stratégie de l'empereur qui savait tout et pouvait tout, notre gauche immobile, imperturbable, tandis que Ney, ayant pris la ville, rue par rue, détruisait les ponts, puis notre gauche alors se ruant sur la droite ennemie, la poussant à la rivière, l'écrasant dans cette impasse, une telle besogne de massacre, qu'on tuait encore à dix heures du soir. C'était Wagram, les autrichiens voulant nous couper du Danube, renforçant toujours leur aile droite pour battre Masséna, qui, blessé, commandait en calèche découverte, et Napoléon, malin et titanique, les laissant faire, et tout d'un coup cent pièces de canon enfonçant d'un feu terrible leur centre dégarni, le rejetant à plus d'une lieue, pendant que la droite, épouvantée de son isolement, lâchant pied devant Masséna redevenu victorieux, emporte le reste de l'armée dans une dévastation de digue rompue. C'était enfin la Moskowa, où le clair soleil d'Austerlitz reparut pour la dernière fois, une terrifiante mêlée d'hommes, la confusion du nombre et du courage entêté, des mamelons enlevés sous l'incessante fusillade, des redoutes prises d'assaut à l'arme blanche, de continuels retours offensifs disputant chaque pouce de terrain, un tel acharnement de bravoure de la garde russe, qu'il fallut pour la victoire les furieuses charges de Murat, le tonnerre de trois cents canons tirant ensemble et la valeur de Ney, le triomphal prince de la journée. Et, quelle que fût la bataille, les drapeaux flottaient avec le même frisson glorieux dans l'air du soir, les mêmes cris de: vive Napoléon! Retentissaient à l'heure où les feux de bivouac s'allumaient sur les positions conquises, la France était partout chez elle, en conquérante qui promenait ses aigles invincibles d'un bout de l'Europe à l'autre, n'ayant qu'à poser le pied dans les royaumes pour faire rentrer en terre les peuples domptés.
Maurice achevait sa côtelette, grisé moins par le vin blanc qui pétillait au fond de son verre, que par tant de gloire évoquée, chantant dans sa mémoire, lorsque son regard tomba sur deux soldats en loques, couverts de boue, pareils à des bandits las de rouler les routes; et il les entendit demander à la servante des renseignements sur l'exacte position des régiments campés le long du canal.
Alors, il les appela.
– Eh! Camarades, par ici!.. Mais vous êtes du 7e corps, vous!
– Bien sûr, de la première division!.. Ah! foutre! je vous le promets, que j'en suis! à preuve que j'étais à Froeschwiller, où il ne faisait pas froid, je vous en réponds… Et, tenez! le camarade, lui, est du 1er corps, et il était à Wissembourg, encore un sale endroit!
Ils dirent leur histoire, roulés dans la panique et dans la déroute, restés à demi morts de fatigue au fond d'un fossé, blessés même légèrement l'un et l'autre, et dès lors traînant la jambe à la queue de l'armée, forcés de s'arrêter dans des villes par des crises épuisantes de fièvre, si en retard enfin, qu'ils arrivaient seulement, un peu remis, en quête de leur escouade.
Le coeur serré, Maurice, qui allait attaquer un morceau de gruyère, remarqua leurs yeux voraces, fixés sur son assiette.
– Dites donc, mademoiselle! Encore du fromage, et du pain, et du vin!.. N'est-ce pas, camarades, vous allez faire comme moi? Je régale. À votre santé!
Ils s'attablèrent, ravis. Et lui, envahi d'un froid grandissant, les regardait, dans leur déchéance lamentable de soldats sans armes, vêtus de pantalons rouges et de capotes si rattachés de ficelles, rapiécés de tant de lambeaux différents, qu'ils ressemblaient à des pillards, à des bohémiens achevant d'user la défroque de quelque champ de bataille.
– Ah! foutre, oui! reprit le plus grand, la bouche pleine, ce n'était pas drôle, là-bas!.. Faut avoir vu, raconte donc, Coutard.
Et le petit raconta, avec des gestes, agitant son pain.
– Moi, je lavais ma chemise, tandis qu'on faisait la soupe… Imaginez-vous un sale trou, un vrai entonnoir, avec des bois tout autour, qui avaient permis à ces cochons de Prussiens de s'approcher à quatre pattes, sans qu'on s'en doute seulement… Alors, à sept heures, voilà que les obus se mettent à tomber dans nos marmites. Nom de Dieu! ça n'a pas traîné, nous avons sauté sur nos flingots, et jusqu'à onze heures, vrai! On a cru qu'on leur allongeait une raclée dans les grands prix… Mais faut que vous sachiez que nous n'étions pas cinq mille et que ces cochons arrivaient, arrivaient toujours. J'étais, moi, sur un petit coteau, couché derrière un buisson, et j'en voyais déboucher en face, à droite, à gauche, oh! De vraies fourmilières, des files de fourmis noires, si bien que, quand il n'y en avait plus, il y en avait encore. Ce n'est pas pour dire, mais nous pensions tous que les chefs étaient de rudes serins, de nous avoir fourrés dans un pareil guêpier, loin des camarades, et de nous y laisser aplatir, sans venir à notre aide… Pour lors, voilà notre général, le pauvre bougre de général Douay, pas une bête ni un capon, celui- là, qui gobe une prune et qui s'étale, les quatre fers en l'air. Nettoyé, plus personne! Ça ne fait rien, on tient tout de même. Pourtant, ils étaient trop, il fallait bien déguerpir. On se bat dans un enclos, on défend la gare, au milieu d'un tel train, qu'il y avait de quoi rester sourd… Et puis, je ne sais plus, la ville devait être prise, nous nous sommes trouvés sur une montagne, le Geissberg, comme ils disent, je crois; et alors, là, retranchés dans une espèce de château, ce que nous en avons tué, de ces cochons! Ils sautaient en l'air, ça faisait plaisir de les voir retomber sur le nez… Et puis, que voulez-vous? Il en arrivait, il en arrivait toujours, dix hommes contre un, et du canon tant qu'on en demandait. Le courage, dans ces histoires-là, ça ne sert qu'à rester sur le carreau. Enfin, une telle marmelade, que nous avons dû foutre le camp… N'empêche que, pour des serins, nos officiers se sont montrés de fameux serins, n'est-ce pas, Picot?
Il y eut un silence. Picot, le plus grand, avala un verre de vin blanc; et, se torchant d'un revers de main:
– Bien sûr… C'est comme à Froeschwiller, fallait être bête à manger du foin pour se battre dans des conditions pareilles. Mon capitaine, un petit malin, le disait… La vérité est qu'on ne devait pas savoir. Toute une armée de ces salauds nous est tombée sur le dos, quand nous étions à peine quarante mille, nous autres. Et on ne s'attendait pas à se battre ce jour-là, la bataille s'est engagée peu à peu, sans que les chefs le veuillent, paraît-il… Bref! Moi, je n'ai pas tout vu, naturellement. Mais ce que je sais bien, c'est que la danse a recommencé d'un bout à l'autre de la journée, et que, lorsqu'on croyait que c'était fini, pas du tout! Les violons reprenaient de plus belle… D'abord, à Woerth, un gentil village, avec un clocher drôle, qui a l'air d'un poêle, à cause des carreaux de faïence qu'on a mis dessus. Je ne sais foutre pas pourquoi on nous l'avait fait quitter le matin, car nous nous sommes usé les dents et les ongles pour le réoccuper, sans y parvenir. Oh! Mes enfants, ce qu'on s'est bûché là, ce qu'il y a eu de ventres ouverts et de cervelles écrabouillées, c'est à ne pas croire!.. Ensuite, ç'a été autour d'un autre village qu'on s'est cogné: Elsasshaussen, un nom à coucher à la porte. Nous étions canardés par un tas de canons, qui tiraient à leur aise du haut d'une sacrée colline, que nous avions lâchée aussi le matin. Et c'est alors que j'ai vu, oui! Moi qui vous parle, j'ai vu la charge des cuirassiers. Ce qu'ils se sont fait tuer, les pauvres bougres! Une vraie pitié de lancer des chevaux et des hommes sur un terrain pareil, une pente couverte de broussailles, coupée de fossés! D'autant plus, nom de Dieu! Que ça ne pouvait servir à rien du tout. N'importe! C'était crâne, ça vous réchauffait le coeur… Ensuite, n'est-ce pas? Il semblait que le mieux était de s'en aller souffler plus loin. Le village flambait comme une allumette, les badois, les wurtembergeois, les Prussiens, toute la clique, plus de cent vingt mille de ces salauds, à ce qu'on a compté plus tard, avaient fini par nous envelopper. Et pas du tout, voilà la musique qui repart plus fort, autour de Froeschwiller! Car, c'est la vérité pure, Mac-Mahon est peut-être un serin, mais il est brave. Fallait le voir sur son grand cheval, au milieu des obus! Un autre aurait filé dès le commencement, jugeant qu'il n'y a pas de honte à refuser de se battre, quand on n'est pas de force. Lui, puisque c'était commencé, a voulu se faire casser la gueule jusqu'au bout. Et ce qu'il y a réussi!.. Dans