Nana. Emile Zola

Nana - Emile Zola


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y a un gâchis…

      Mais le comte de sa voix sévère l'interrompit.

      – On sera prêt… L'empereur le veut.

      Fauchery raconta gaiement qu'il avait failli rester dans l'aquarium, alors en construction, un jour qu'il était allé là-bas chercher un sujet d'article. La comtesse souriait. Elle regardait par moments dans la salle, levant un de ses bras ganté de blanc jusqu'au coude, s'éventant d'une main ralentie. La salle, presque vide, sommeillait; quelques messieurs, à l'orchestre, avaient étalé des journaux; des femmes recevaient, très à l'aise, comme chez elles. Il n'y avait plus qu'un chuchotement de bonne compagnie, sous le lustre, dont la clarté s'adoucissait dans la fine poussière soulevée par le remue-ménage de l'entracte. Aux portes, des hommes s'entassaient pour voir les femmes restées assises; et ils se tenaient là, immobiles une minute, allongeant le cou, avec le grand coeur blanc de leurs plastrons.

      – Nous comptons sur vous mardi prochain, dit la comtesse à la Faloise.

      Elle invita Fauchery, qui s'inclina. On ne parla point de la pièce, le nom de Nana ne fut pas prononcé. Le comte gardait une dignité si glacée, qu'on l'aurait cru à quelque séance du Corps législatif. Il dit simplement, pour expliquer leur présence, que son beau-père aimait le théâtre. La porte de la loge avait dû rester ouverte, le marquis de Chouard, qui était sorti afin de laisser sa place aux visiteurs, redressait sa haute taille de vieillard, la face molle et blanche sous un chapeau à larges bords, suivant de ses yeux troubles les femmes qui passaient.

      Dès que la comtesse eut fait son invitation, Fauchery prit congé, sentant qu'il serait inconvenant de parler de la pièce. La Faloise sortit le dernier de la loge. Il venait d'apercevoir, dans l'avant-scène du comte de Vandeuvres, le blond Labordette, carrément installé, s'entretenant de très près avec Blanche de Sivry.

      – Ah! çà, dit-il dès qu'il eut rejoint son cousin, ce Labordette connaît donc toutes les femmes?.. Le voilà maintenant avec Blanche.

      – Mais sans doute, il les connaît toutes, répondit tranquillement Fauchery. D'où sors-tu donc, mon cher?

      Le couloir s'était un peu déblayé. Fauchery allait descendre, lorsque Lucy Stewart l'appela. Elle était tout au fond, devant la porte de son avant-scène. On cuisait là-dedans, disait-elle; et elle occupait la largeur du corridor, en compagnie de Caroline Héquet et de sa mère, croquant des pralines. Une ouvreuse causait maternellement avec elles. Lucy querella le journaliste: il était gentil, il montait voir les autres femmes et il ne venait seulement pas demander si elles avaient soif! Puis, lâchant ce sujet:

      – Tu sais, mon cher, moi je trouve Nana très bien.

      Elle voulait qu'il restât dans l'avant-scène pour le dernier acte; mais lui, s'échappa, en promettant de les prendre à la sortie. En bas, devant le théâtre, Fauchery et la Faloise allumèrent des cigarettes. Un rassemblement barrait le trottoir, une queue d'hommes descendus du perron et respirant la fraîcheur de la nuit, au milieu du ronflement ralenti du boulevard.

      Cependant, Mignon venait d'entraîner Steiner au café des Variétés. Voyant le succès de Nana, il s'était mis à parler d'elle avec enthousiasme, tout en surveillant le banquier du coin de l'oeil. Il le connaissait, deux fois il l'avait aidé à tromper Rose, puis, le caprice passé, l'avait ramené, repentant et fidèle. Dans le café, les consommateurs trop nombreux se serraient autour des tables de marbre; quelques-uns buvaient debout, précipitamment; et les larges glaces reflétaient à l'infini cette cohue de têtes, agrandissaient démesurément l'étroite salle, avec ses trois lustres, ses banquettes de moleskine, son escalier tournant drapé de rouge. Steiner alla se placer à une table de la première salle, ouverte sur le boulevard, dont on avait enlevé les portes un peu tôt pour la saison. Comme Fauchery et la Faloise passaient, le banquier les retint.

      – Venez donc prendre un bock avec nous.

      Mais une idée le préoccupait, il voulait faire jeter un bouquet à Nana. Enfin, il appela un garçon du café, qu'il nommait familièrement Auguste. Mignon, qui écoutait, le regarda d'un oeil si clair, qu'il se troubla, en balbutiant:

      – Deux bouquets, Auguste, et remettez-les à l'ouvreuse; un pour chacune de ces dames, au bon moment, n'est-ce pas?

      A l'autre bout de la salle, la nuque appuyée contre le cadre d'une glace, une fille de dix-huit ans au plus se tenait immobile devant un verre vide, comme engourdie par une longue et vaine attente. Sous les frisures naturelles de ses beaux cheveux cendrés, elle avait une figure de vierge, aux yeux de velours, doux et candides; et elle portait une robe de soie verte déteinte, avec un chapeau rond que des gifles avaient défoncé. La fraîcheur de la nuit la rendait toute blanche.

      – Tiens! voilà Satin, murmura Fauchery en l'apercevant.

      La Faloise le questionna. Oh! une rouleuse du boulevard, rien du tout. Mais elle était si voyou, qu'on s'amusait à la faire causer. Et le journaliste, haussant la voix:

      – Que fais-tu donc là, Satin?

      – Je m'emmerde, répondit Satin tranquillement, sans bouger.

      Les quatre hommes, charmés, se mirent à rire.

      Mignon assurait qu'on n'avait pas besoin de se presser; il fallait vingt minutes pour poser le décor du troisième acte. Mais les deux cousins, qui avaient bu leur bière, voulurent remonter; le froid les prenait. Alors, Mignon, resté seul avec Steiner, s'accouda, lui parla dans la figure.

      – Hein? c'est entendu, nous irons chez elle, je vous présenterai… Vous savez, c'est entre nous, ma femme n'a pas besoin de savoir.

      Revenus à leurs places, Fauchery et la Faloise remarquèrent aux secondes loges une jolie femme, mise avec modestie. Elle était en compagnie d'un monsieur d'air sérieux, un chef de bureau au ministère de l'intérieur, que la Faloise connaissait, pour l'avoir rencontré chez les Muffat. Quant à Fauchery, il croyait qu'elle se nommait madame Robert: une femme honnête qui avait un amant, pas plus, et toujours un homme respectable.

      Mais ils durent se tourner. Daguenet leur souriait. Maintenant que Nana avait réussi, il ne se cachait plus, il venait de triompher dans les couloirs. A son côté, le jeune échappé de collège n'avait pas quitté son fauteuil, dans la stupeur d'admiration où Nana le plongeait. C'était ça, c'était la femme; et il devenait très rouge, il mettait et retirait machinalement ses gants. Puis, comme son voisin avait causé de Nana, il osa l'interroger.

      – Pardon, monsieur, cette dame qui joue, est-ce que vous la connaissez?

      – Oui, un peu, murmura Daguenet, surpris et hésitant.

      – Alors, vous savez son adresse?

      La question tombait si crûment, adressée à lui, qu'il eut envie de répondre par une gifle.

      – Non, dit-il d'un ton sec.

      Et il tourna le dos. Le blondin comprit qu'il venait de commettre quelque inconvenance; il rougit davantage et resta effaré.

      On frappait les trois coups, des ouvreuses s'entêtaient à rendre les vêtements, chargées de pelisses et de paletots, au milieu du monde qui rentrait. La claque applaudit le décor, une grotte du mont Etna, creusée dans une mine d'argent, et dont les flancs avaient l'éclat des écus neufs; au fond, la forge de Vulcain mettait un coucher d'astre. Diane, dès la seconde scène, s'entendait avec le dieu, qui devait feindre un voyage pour laisser la place libre à Vénus et à Mars. Puis, à peine Diane se trouvait-elle seule, que Vénus arrivait. Un frisson remua la salle. Nana était nue. Elle était nue avec une tranquille audace, certaine de la toute-puissance de sa chair. Une simple gaze l'enveloppait; ses épaules rondes, sa gorge d'amazone dont les pointes roses se tenaient levées et rigides comme des lances, ses larges hanches qui roulaient dans un balancement voluptueux, ses cuisses de blonde grasse, tout son corps se devinait, se voyait sous le tissu léger, d'une blancheur d'écume. C'était Vénus naissant des flots, n'ayant pour voile que ses cheveux. Et, lorsque Nana levait les bras, on apercevait, aux feux de la rampe, les poils d'or de ses aisselles. Il n'y eut pas d'applaudissements. Personne ne riait plus, les faces des hommes, sérieuses, se tendaient, avec le nez aminci, la bouche irritée et sans salive. Un vent semblait


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