OEuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 4. Gustave Flaubert

OEuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 4 - Gustave Flaubert


Скачать книгу
domestiques, buvait extrêmement; et, afin de donner de lui bonne opinion, dénigrait tous les plats. Il renvoya même les truffes, et le précepteur, qui s’en délectait, dit par bassesse:

      «Cela ne vaut pas les œufs à la neige de madame votre grand’mère!»

      Puis il se remit à causer avec son cousin l’agronome, lequel trouvait au séjour de la campagne beaucoup d’avantages, ne serait-ce que de pouvoir élever ses filles dans des goûts simples. Le précepteur applaudissait à ses idées et le flagornait, lui supposant de l’influence sur son élève, dont il désirait secrètement être l’homme d’affaires.

      Frédéric était venu plein d’humeur contre Cisy; sa sottise l’avait désarmé. Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne lui rappelant le dîner du café Anglais, l’agaçaient de plus en plus; et il écoutait les remarques désobligeantes que faisait à demi-voix le cousin Joseph, un brave garçon sans fortune, amateur de chasse et boursier. Cisy, par manière de rire, l’appela «voleur» plusieurs fois; puis, tout à coup:

      «Ah! le baron!»

      Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait quelque chose de rude dans la physionomie, de souple dans les membres, le chapeau sur l’oreille, et une fleur à la boutonnière. C’était l’idéal du vicomte. Il fut ravi de le posséder; et, sa présence l’excitant, il tenta même un calembour, car il dit, comme on passait un coq de bruyère:

      «Voilà le meilleur des caractères de La Bruyère!»

      Ensuite, il adressa à M. de Comaing une foule de questions sur des personnes inconnues à la société; puis, comme saisi d’une idée:

      «Dites donc! avez-vous pensé à moi?»

      L’autre haussa les épaules.

      «Vous n’avez pas l’âge, mon petiot! Impossible!»

      Cisy l’avait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre:

      – Ah! j’oubliais! Mille félicitations pour votre pari, mon cher!

      – Quel pari?

      – Celui que vous avez fait, aux courses, d’aller le soir même chez cette dame.»

      Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite par la figure décontenancée de Cisy.

      En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, s’était présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au vicomte qu’il «gênait», et on l’avait flanqué dehors avec peu de cérémonie.

      Il eut l’air de ne pas entendre. Le baron ajouta:

      «Que devient-elle, cette brave Rose?.. a-t-elle toujours d’aussi jolies jambes? prouvant par ce mot qu’il la connaissait intimement.

      Frédéric fut contrarié de la découverte.

      «Il n’y a pas de quoi rougir, reprit le baron; c’est une bonne affaire!»

      Cisy claqua de la langue.

      «Peuh! pas si bonne!

      – Ah!»

      – Mon Dieu, oui! D’abord, moi, je ne lui trouve rien d’extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu’on veut, car enfin… elle est à vendre!»

      «Pas pour tout le monde! reprit aigrement Frédéric.

      – Il se croit différent des autres! répliqua Cisy, quelle farce!»

      Et un rire parcourut la table.

      Frédéric sentait les battements de son cœur l’étouffer. Il avala deux verres d’eau coup sur coup.

      Mais le baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.

      «Est-ce qu’elle est toujours avec un certain Arnoux?

      – Je n’en sais rien, dit Cisy. Je ne connais pas ce monsieur!»

      Il avança néanmoins que c’était une manière d’escroc.

      «Un moment! s’écria Frédéric.

      – Cependant la chose est certaine! Il a même eu un procès.

      – Ce n’est pas vrai!»

      Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves. Le vicomte, plein de rancune, et qui était gris d’ailleurs, s’entêta dans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement:

      «Est-ce pour m’offenser, monsieur?»

      Et il le regardait avec des prunelles ardentes comme son cigare.

      «Oh! pas du tout! je vous accorde même qu’il a quelque chose de très bien: sa femme.

      – Vous la connaissez?»

      – Parbleu! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça!

      – Vous dites!»

      Cisy, qui s’était levé, répéta en balbutiant:

      – Tout le monde connaît ça!

      – Taisez-vous! Ce ne sont pas celles-là que vous fréquentez!

      – Je m’en flatte!»

      Frédéric lui lança son assiette au visage.

      Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre du vicomte.

      Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait en criant, pris d’une sorte de frénésie; M. des Aulnays répétait:

      «Calmez-vous! voyons! cher enfant!

      – Mais c’est épouvantable!» vociférait le précepteur.

      Forchambeaux, livide comme les prunes, tremblait; Joseph riait aux éclats; les garçons épongeaient le vin, ramassaient par terre les débris; et le baron alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré le bruit des voitures, aurait pu s’entendre du boulevard.

      Comme tout le monde, au moment où l’assiette avait été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c’était à cause d’Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d’un autre. Ce qu’il y avait de certain, c’était la brutalité inqualifiable de Frédéric; il se refusa positivement à en témoigner le moindre regret.

      M. des Aulnays tâcha de l’adoucir, le cousin Joseph, le précepteur, Forchambeaux lui-même. Le baron, pendant ce temps-là, réconfortait Cisy, qui, cédant à une faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric, au contraire, s’irritait de plus en plus; et l’on serait resté là jusqu’au jour si le baron n’avait dit pour en finir:

      «Le vicomte, monsieur, enverra demain chez vous ses témoins.

      – Votre heure?

      – A midi, s’il vous plaît.

      – Parfaitement, monsieur.»

      Frédéric, une fois dehors, respira à pleins poumons. Depuis trop longtemps, il contenait son cœur. Il venait de le satisfaire enfin; il éprouvait comme un orgueil de virilité, une surabondance de forces intimes qui l’enivraient. Il avait besoin de deux témoins. Le premier auquel il songea fut Regimbart, et il se dirigea tout de suite vers un estaminet de la rue Saint-Denis. La devanture était close. Mais de la lumière brillait à un carreau, au-dessus de la porte. Elle s’ouvrit, et il entra, en se courbant très bas sous l’auvent.

      Une chandelle, au bord du comptoir, éclairait la salle déserte. Tous les tabourets, les pieds en l’air, étaient posés sur les tables. Le maître et la maîtresse avec leur garçon soupaient dans l’angle près de la cuisine; – et Regimbart, le chapeau sur la tête, partageait leur repas, et même gênait le garçon, qui était contraint à chaque bouchée de se tourner de côté quelque peu. Frédéric, lui ayant conté la chose brièvement,


Скачать книгу