OEuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 4. Gustave Flaubert
grâce, n’en parlons plus!»
Arnoux trouva cette réserve fort délicate. Puis, avec sa légèreté ordinaire, passant à une autre idée:
«Quoi de neuf, citoyen?»
Et ils se mirent à causer traites, échéances. Afin d’être plus commodément, ils allèrent même chuchoter à l’écart sur une autre table.
Frédéric distingua ces mots: «Vous allez me souscrire. – Oui! mais, vous, bien entendu… – Je l’ai négocié enfin pour trois cents! – Jolie commission, ma foi!» Bref, il était clair qu’Arnoux tripotait avec le citoyen beaucoup de choses.
Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D’ailleurs, il se sentait fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il remit cela à un autre jour.
Arnoux, assis à l’ombre d’un troène, fumait d’un air hilare. Il leva les yeux vers les portes des cabinets donnant toutes sur le jardin, et dit qu’il était venu là autrefois bien souvent.
«Pas seul, sans doute? répliqua le citoyen.
– Parbleu!
– Quel polisson vous faites! un homme marié!
– Eh bien, et vous donc! reprit Arnoux; et, avec un sourire indulgent: Je suis même sûr que ce gredin-là possède quelque part une chambre, où il reçoit des petites filles!»
Le citoyen confessa que c’était vrai, par un simple haussement de sourcils. Alors, ces deux messieurs exposèrent leurs goûts: Arnoux préférait maintenant la jeunesse, les ouvrières; Regimbart détestait «les mijaurées» et tenait avant tout au positif. La conclusion, fournie par le marchand de faïence, fut qu’on ne devait pas traiter les femmes sérieusement.
«Cependant il aime la sienne!» songeait Frédéric, en s’en retournant; et il le trouvait un malhonnête homme. Il lui en voulait de ce duel, comme si c’eût été pour lui qu’il avait tout à l’heure risqué sa vie.
Mais il était reconnaissant à Dussardier de son dévouement; le commis, sur ses instances, arriva bientôt à lui faire une visite tous les jours.
Frédéric lui prêtait des livres: Thiers, Dulaure, Barante, les Girondins de Lamartine. Le brave garçon l’écoutait avec recueillement et acceptait ses opinions comme celles d’un maître.
Il arriva un soir tout effaré.
Le matin, sur le boulevard, un homme qui courait à perdre haleine s’était heurté contre lui; et, l’ayant reconnu pour un ami de Sénécal, lui avait dit:
«On vient de le prendre, je me sauve!»
Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la journée aux informations. Sénécal était sous les verrous, comme prévenu d’attentat politique.
Fils d’un contremaître, né à Lyon et ayant eu pour professeur un ancien disciple de Chalier, dès son arrivée à Paris, il s’était fait recevoir de la Société des familles; ses habitudes étaient connues; la police le surveillait. Il s’était battu dans l’affaire de mai 1839 et depuis lors se tenait à l’ombre, mais s’exaltant de plus en plus, fanatique d’Alibaud, mêlant ses griefs contre la société à ceux du peuple contre la monarchie, et s’éveillant chaque matin avec l’espoir d’une révolution qui, en quinze jours ou un mois, changerait le monde. Enfin, écœuré par la mollesse de ses frères, furieux des retards qu’on opposait à ses rêves et désespérant de la patrie, il était entré comme chimiste dans le complot des bombes incendiaires; et on l’avait surpris portant de la poudre qu’il allait essayer à Montmartre, tentative suprême pour établir la république.
Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle signifiait, croyait-il, affranchissement et bonheur universel. Un jour, – à quinze ans, – dans la rue Transnonain, devant la boutique d’un épicier, il avait vu des soldats la baïonnette rouge de sang, avec des cheveux collés à la crosse de leur fusil; depuis ce temps-là, le gouvernement l’exaspérait comme l’incarnation même de l’injustice. Il confondait un peu les assassins et les gendarmes; un mouchard valait à ses yeux un parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il l’attribuait naïvement au Pouvoir et il le haïssait d’une haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le cœur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal l’avaient ébloui. Qu’il fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait! Du moment qu’il était la victime de l’autorité, on devait le servir.
«Les pairs le condamneront certainement! Puis il sera emmené dans une voiture cellulaire comme un galérien et on l’enfermera au Mont-Saint-Michel, où le gouvernement les fait mourir! Austen est devenu fou! Steuben s’est tué! Pour transférer Barbès dans un cachot, on l’a tiré par les jambes, par les cheveux! On lui piétinait le corps, et sa tête rebondissait à chaque marche tout le long de l’escalier. Quelle abomination! les misérables!»
Des sanglots de colère l’étouffaient, et il tournait dans la chambre, comme pris d’une grande angoisse.
«Il faudrait faire quelque chose cependant! Voyons! moi, je ne sais pas! si nous tâchions de le délivrer, hein? Pendant qu’on le mènera au Luxembourg, on peut se jeter sur l’escorte dans le couloir! Une douzaine d’hommes déterminés, ça passe partout!»
Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric en tressaillit.
Sénécal lui apparut plus grand qu’il ne croyait. Il se rappela ses souffrances, sa vie austère; sans avoir pour lui l’enthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette admiration qu’inspire tout homme se sacrifiant à une idée. Il se disait que, s’il l’eût secouru, Sénécal n’en serait pas là; et les deux amis cherchèrent laborieusement quelque combinaison pour le sauver.
Il leur fut impossible de parvenir jusqu’à lui.
Frédéric s’enquérait de son sort dans les journaux et pendant trois semaines fréquenta les cabinets de lecture.
Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous la main. L’article de fond invariablement était consacré à démolir un homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis, on blaguait l’Odéon, Carpentras, la pisciculture, et les condamnés à mort quand il y en avait. La disparition d’un paquebot fournit matières à plaisanteries pendant un an. Dans la troisième colonne, un courrier des arts donnait, sous forme d’anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analyses d’ouvrages, traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes. La seule partie sérieuse était la critique des petits théâtres, où l’on s’acharnait sur deux ou trois directeurs; et les intérêts de l’art étaient invoqués à propos des décors des Funambules ou d’une amoureuse des Délassements.
Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux rencontrèrent un article intitulé: Une poulette entre trois cocos. C’était l’histoire de son duel, narrée en style sémillant, gaulois. Il se reconnut sans peine, car il était désigné par cette plaisanterie, laquelle revenait souvent: «Un jeune homme du collège de Sens et qui en manque.» On le représentait même comme un pauvre diable de provincial, un obscur nigaud tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quant au vicomte, il avait le beau rôle, d’abord dans le souper, où il s’introduisait de force, ensuite dans le pari, puisqu’il emmenait la demoiselle, et finalement sur le terrain, où il se comportait en gentilhomme. La bravoure de Frédéric n’était pas niée précisément, mais on faisait comprendre qu’un intermédiaire, le protecteur lui-même, était survenu juste à temps. Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut-être de perfidie:
«D’où vient leur tendresse? Problème! et, comme dit Bazile, qui diable est-ce qu’on trompe ici?»
C’était, sans le moindre doute, une vengeance d’Hussonnet contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs.
Que faire? S’il lui en demandait raison,