Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 08. Guy de Maupassant
dans un repli rocheux, couronnant un monticule et à peine distinct du sol, tant il en a pris la coloration monotone, un grand village se dresse sur le ciel, c’est le ksar de Boukhrari.
Au pied du cône de poussière qui porte ce vaste village arabe, quelques maisons sont cachées dans le mouvement de la colline; elles forment la commune mixte.
Le ksar de Boukhrari est un des plus considérables villages arabes de l’Algérie. Il se trouve juste sur la frontière du Sud, un peu au delà du Tell, dans la zone de transition entre les pays européenisés et le grand Désert. Sa situation lui donne une singulière importance politique, car elle en fait une sorte de trait d’union entre les Arabes du littoral et les Arabes du Sahara. Aussi a-t-il toujours été le pouls des insurrections. C’est là qu’arrive le mot d’ordre, c’est de là qu’il repart. Les tribus les plus éloignées envoient leurs gens pour savoir ce qui se passe à Boukhrari. On a l’œil sur ce point de toutes les parties de l’Algérie.
L’administration française, seule, ne s’occupe point de ce qui se trame à Boukhrari. Elle en a fait une commune de plein exercice, sur le modèle des communes de France, administrée par un maire, vieux paysan à l’œil endormi, flanqué d’un garde champêtre. Entre et sort qui veut. Les Arabes venus de n’importe où peuvent circuler, causer, intriguer à leur guise sans être gênés en rien.
Au pied du ksar, à deux ou trois cents mètres, la commune mixte est gouvernée par l’administrateur civil qui dispose des pouvoirs les plus étendus sur un territoire nu, qu’il est presque inutile de surveiller. Il ne peut empiéter sur les attributions du maire son voisin.
En face, sur la montagne, est Boghar, où habite le commandant supérieur du cercle militaire. Il a entre les mains les moyens d’action les plus actifs, mais il ne peut rien dans le ksar, COMMUNE DE PLEIN EXERCICE. Or le ksar n’est habité que par des Arabes. C’est le point dangereux qu’on respecte, tandis qu’on surveille avec soin les environs. On soigne le mal dans ses effets et non dans sa cause.
Qu’arrive-t-il? Le commandant et l’administrateur, quand ils s’entendent, organisent une sorte de police secrète à l’insu du maire, et tâchent d’être informés mystérieusement.
N’est-il point surprenant de voir ce centre arabe, reconnu dangereux par tout le monde, plus libre qu’une ville de France, tandis qu’il serait impossible à un Français quelconque, s’il n’était protégé par quelque personnage influent, de pénétrer et de circuler sur le territoire militaire des cercles avancés du Sud.
Dans la commune mixte on trouve une auberge. J’y passai la nuit, une nuit d’étuve. L’air semblait brûlé par la flamme du dernier jour. Il ne remuait plus, comme s’il eût été figé par la chaleur.
Aux premières lueurs de l’aurore, je me levai. Le soleil parut, acharné à sa besogne d’incendiaire. Devant ma fenêtre ouverte sur l’horizon déjà torride et silencieux une petite diligence dételée attendait. On lisait sur le panneau jaune: «Courrier du Sud!»
Courrier du Sud! On allait donc encore plus au Sud en ce terrible mois d’août. Le Sud! quel mot rapide, brûlant! Le Sud! Le feu! Là-bas, au Nord, on dit en parlant des pays tièdes «le Midi». Ici c’est «le Sud».
Je regardais cette syllabe si courte qui me paraissait surprenante comme si je ne l’avais jamais lue. J’en découvrais, me semblait-il, le sens mystérieux. Car les mots les plus connus comme les visages souvent regardés ont des significations secrètes, dont on s’aperçoit tout d’un coup, un jour, on ne sait pourquoi.
Le Sud! Le désert, les nomades, les terres inexplorées et puis les nègres, tout un monde nouveau, quelque chose comme le commencement d’un univers! Le Sud! comme cela devient énergique sur la frontière du Sahara.
Dans l’après-midi j’allai visiter le ksar.
Boukhrari est le premier village où l’on rencontre des Oulad-Naïl. On est saisi de stupéfaction à l’aspect de ces courtisanes du désert.
Les rues populeuses sont pleines d’Arabes couchés en travers des portes, en travers de la route, accroupis, causant à voix basse ou dormant. Partout leurs vêtements flottants et blancs semblent augmenter la blancheur unie des maisons. Point de taches, tout est blanc; et soudain une femme apparaît, debout sur une porte, avec une large coiffure qui semble d’origine assyrienne, surmontée d’un énorme diadème d’or.
Elle porte une longue robe rouge éclatante. Ses bras et ses chevilles sont cerclés de bracelets étincelants, et sa figure aux lignes droites est tatouée d’étoiles bleues.
Puis en voici d’autres, beaucoup d’autres, avec la même coiffure monumentale: une montagne carrée qui laisse pendre de chaque côté une grosse tresse tombant jusqu’au bas de l’oreille, puis relevée en arrière pour se perdre de nouveau dans la masse opaque des cheveux. Elles portent toujours des diadèmes dont quelques-uns sont fort riches. La poitrine est noyée sous les colliers, les médailles, les lourds bijoux; et deux fortes chaînettes d’argent font tomber jusqu’au bas-ventre une grosse serrure de même métal, curieusement ciselée à jour et dont la clef pend au bout d’une autre chaîne.
Quelques-unes de ces filles n’ont encore que de minces bracelets. Elles débutent. Les autres, les anciennes, montrent sur elles quelquefois pour dix ou quinze mille francs de bijoux. J’en ai vu une dont le collier était formé de huit rangées de pièces de vingt francs. Elles gardent ainsi leur fortune, leurs économies laborieusement gagnées. Les anneaux de leurs chevilles sont en argent massif et d’un poids surprenant. En effet dès qu’elles possèdent en pièces d’argent la valeur de deux ou trois cents francs, elles les donnent à fondre aux bijoutiers mozabites, qui leur rendent alors ces anneaux ciselés, ou ces serrures symboliques, ou ces chaînes, ou ces larges bracelets. Les diadèmes qui les couronnent sont obtenus de la même façon.
Leur coiffure monumentale, emmêlement savant et compliqué de tresses entortillées, demande presque un jour de travail et une incroyable quantité d’huile. Aussi ne se font-elles guère recoiffer que tous les mois, et prennent-elles un soin extrême à ne point compromettre, dans leurs amours, ce haut et difficile édifice de cheveux qui répand, en peu de temps, une intolérable odeur.
C’est le soir qu’il faut les voir, quand elles dansent au café Maure.
Le village est silencieux. Des formes blanches gisent étendues le long des maisons. La nuit brûlante est criblée d’étoiles; et ces étoiles d’Afrique brillent d’une clarté que je ne leur connaissais pas, une clarté de diamants de feu, palpitante, vivante, aiguë.
Tout à coup, au détour d’une rue, un bruit vous frappe, une musique sauvage et précipitée, un grondement saccadé de tambours de basque que domine la clameur aigre, continue, abrutissante, assourdissante et féroce d’une flûte qu’emplit de son souffle infatigable un grand diable à la peau d’ébène, le maître de l’établissement.
Devant la porte, un monceau de burnous, un paquet d’Arabes, qui regardent sans entrer et qui forment une grande lueur mouvante sous la clarté venue de l’intérieur.
Au dedans, des files d’êtres immobiles et blancs assis sur des planches, le long des murs blancs, sous un toit très bas. Et par terre, accroupies, avec leurs oripeaux flamboyants, leurs éclatants bijoux, leurs faces tatouées, leurs hautes coiffures à diadèmes qui rappellent les bas-reliefs égyptiens, les Oulad-Naïl attendent.
Nous entrons. Personne ne bouge. Alors, pour nous asseoir, et selon l’usage, on saisit les Arabes, on les bouscule, on les rejette de leurs bancs; et ils s’en vont, impassibles. D’autres se tassent pour leur faire place.
Sur une estrade, au fond, les quatre tambourineurs, avec des poses extatiques, battent frénétiquement la peau tendue des instruments; et le maître, le grand nègre, se promène d’un pas majestueux, en soufflant furieusement dans sa flûte enragée, sans un repos, sans une défaillance d’une seconde.
Alors, deux Oulad-Naïl se lèvent, vont se placer aux extrémités de l’espace laissé libre entre les bancs et elles se mettent à danser. Leur danse est une marche douce que rythme un coup de talon faisant