La Nation canadienne. Ch. Gailly de Taurines
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La Nation canadienne Étude Historique sur les Populations Françaises du Nord de L'Amérique
INTRODUCTION
La nation canadienne! Voici un terme nouveau dans la classification des peuples. Le nom de Canada et de Canadiens, il n'y a pas bien longtemps encore, n'éveillait guère dans l'esprit des Français que l'idée des «arpents de neige», du froid, des sauvages et des castors.
De ce que la France eût possédé autrefois ce pays lointain, et de ce qu'elle l'eût cédé à une nation étrangère, nous avions le souvenir sans en avoir le regret, et nous partagions sur cette perte la facile résignation des contemporains de Voltaire.
Mais voici que sous les yeux mêmes de notre génération, une apparition étrange est venue troubler la quiétude de notre oubli. Après une croissance obscure et ignorée sur cette terre canadienne, un peuple est apparu tout à coup à nos regards étonnés, doué de toutes les qualités, de tous les caractères qui font les nations fortes, et ce peuple était un peuple français; il sortait des quelques hommes de notre sang que nous croyions définitivement perdus sur une terre que nous nous figurions ingrate. Son merveilleux et rapide développement venait donner un flagrant démenti à l'erreur de nos appréciations et provoquer en nous de tardifs remords pour l'injustice de notre oubli.
C'était donc une terre fertile et riche que ces quelques arpents de neige; c'était donc une population robuste et vivace que ces colons abandonnés il y a un siècle sur un sol dédaigné!
De cette nation canadienne, nul ne peut aujourd'hui nier ni l'existence, ni les progrès; les statistiques constatent la merveilleuse multiplication de sa population. Ses représentants viennent en France, y reçoivent les témoignages de notre sympathie, et ce n'est pas sans un légitime orgueil qu'ils traitent presque d'égal à égal, de nation à nation, avec une patrie qui a eu si peu de foi dans leur avenir. A juste titre, ils sont fiers de lui démontrer son erreur.
N'est-il pas intéressant pour nous d'étudier ces populations françaises d'Amérique dans leurs origines, leurs progrès, leur état actuel, dans tous les éléments en un mot qui font d'elles à proprement parler une nation?
Ces éléments sont nombreux et complexes. Une nation, c'est une communauté d'hommes groupés sur un même territoire et reliés entre eux par des sentiments communs. Les Canadiens réunissent tous ces caractères.
Leur population est une de celles dans l'univers entier dont l'augmentation est la plus rapide. Leur territoire est riche et productif: non seulement il suffit à ses habitants, mais il livre en outre tous les ans des centaines de millions à l'exportation. Le sentiment national enfin, qui unit entre eux les Canadiens, est ardent, tenace, fier et inébranlable.
Le territoire et la population sont les éléments les plus sensibles et les plus évidents, mais ce ne sont ni les principaux ni les plus forts; les liens invisibles et presque indéfinissables du patriotisme contribuent autrement à la cohésion et à la puissance d'une nation. Ces liens, que tout le monde sent mais que personne ne définit pleinement, sont ceux qui résultent de souvenirs communs, des croyances communes, de travaux accomplis, de souffrances subies côte à côte, de gloire acquise de concert, et d'espérances nourries vers un même avenir.
L'histoire des Canadiens leur offre de glorieux souvenirs: au début même de leur existence coloniale, les plus grands noms de notre histoire, ceux de Henri IV et de Louis XIV, ceux de Richelieu et de Colbert, couvrent pour ainsi dire leur berceau et leur font partager comme un patrimoine commun le lustre de nos propres annales. Plus tard, quand violemment séparés de la France, la fortune des armes les contraint, sous un gouvernement étranger, à une existence désormais distincte de celle de leur mère patrie, ils reprennent seuls la chaîne non moins glorieuse et non moins belle de leurs traditions et de leur histoire. Parmi leurs conquérants, ils parviennent à se faire une place respectée, et méritent, par des services qui imposent la reconnaissance, la bienveillance et l'admiration du gouvernement anglais.
Tous ces souvenirs sont entretenus dans l'esprit du peuple par une littérature nationale dont l'unique tendance est la glorification et l'amour de la patrie; et de même que le titre de Français réunit pour nous et résume tout ce qu'en dix siècles nos pères ont accumulé de gloires et de souvenirs dans notre histoire, celui de Canadien évoque dans leur cœur l'image de la vieille France leur mère, condense toute leur histoire, et demeure la seule dénomination nationale sous laquelle ils veulent être désignés.
S'ils sont Canadiens et non plus Français, qu'importe, dira-t-on, à la France moderne la formation de cette nationalité nouvelle?
D'avantages politiques nous n'avons pas à en attendre en effet. Mais n'est-ce rien que l'existence en Amérique d'une nation de langue française conservant avec opiniâtreté d'inébranlables sympathies pour son ancienne patrie? n'est-ce pas là un contrepoids désirable à la suprématie par trop grande des peuples de langue anglaise dans le nouveau monde? Il y a trop peu, de par le monde, de terres où vive notre sang et où résonne notre langue; n'est-il pas consolant de trouver, au delà de l'Océan, un peuple qui se prépare à les propager et qui contribue à donner à la race française la place qu'elle doit occuper dans l'Univers?
Les liens qui résultent de la communauté du sang et de la communauté de la langue sont plus forts que ceux des frontières politiques; les uns sont durables et résistent à tous les bouleversements, les autres sont incertains et changeants.
La lutte pour l'existence est la constante destinée des hommes; au fond du perpétuel enchaînement de conflits, de guerres, de bouleversements et de révolutions que nous montre l'histoire, il est facile de reconnaître l'éternelle rivalité des races. D'une façon apparente ou cachée, l'histoire politique tout entière est subordonnée à l'histoire ethnographique. Les guerres et les traités ne sont que les épisodes du grand drame qui entraîne l'humanité tout entière, toujours luttant et toujours combattant, vers sa mystérieuse destinée. Nul ne demeure en repos: il faut attaquer ou se défendre, et les races les plus fortes, les plus intelligentes et les plus nombreuses, finissent par l'emporter sur les autres et par les dominer.
Dans cet éternel combat, toujours renouvelé et jamais fini, c'est pour la race française que lutte la nation canadienne!
PREMIÈRE PARTIE
ORIGINES ET ÉVOLUTION HISTORIQUE
DE LA NATION CANADIENNE
CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES
Emporté par la vapeur sur un luxueux paquebot, le voyageur qui arrive à Québec par le majestueux estuaire du Saint-Laurent, peut difficilement se faire une idée de ce qu'était, il y a trois siècles à peine, la fertile et riche contrée étendue sous ses yeux.
Cette côte riante, toute couverte de moissons, toute pointillée de blanches maisons, toute parsemée de villages qui font briller au soleil l'éclatante toiture métallique de leurs clochers, ces vallées ombragées qui viennent jeter au grand fleuve l'eau bondissante de leurs ruisseaux, ces prairies, ces collines si coquettes, tout ce panorama changeant et plein de vie que la marche du navire déroule avec rapidité aux regards émerveillés des passagers; tout ce mouvement, toute cette activité, toute cette richesse n'étaient, à une époque qui n'est pas bien éloignée de nous, que silence, désert et solitude.
Quand en 1535, poussé par ce vent de découvertes qui soufflait depuis Colomb, le marin malouin Jacques Cartier remonte pour la première fois le cours du grand fleuve, il ne trouve sur ses rives que des forêts sans limites, et, pour toute population, que quelques pauvres tribus indiennes.
Campé sur la rive pour y passer l'hiver, il voit, à cet endroit même où s'élèvent aujourd'hui les fières murailles et les gracieux monuments de Québec, ses compagnons décimés par le froid, les maladies et la faim!
Il faut lire le récit de cet hivernage dans la relation même qu'en a laissée Cartier. Une affreuse épidémie, le typhus, décimait ses compagnons. Le mal sévissait avec une telle fureur qu'à la fin de février, des cent dix hommes de sa flotte, trois ou quatre à peine restaient capables de porter à leurs compagnons les soins que réclamait leur pitoyable état. Vingt-cinq d'entre eux succombèrent au fléau. Cartier fit faire l'autopsie du cadavre de l'un d'eux, Philippe Rougemont, d'Amboise, et il relate avec minutie dans