Les mystères du peuple, Tome I. Эжен Сю

Les mystères du peuple, Tome I - Эжен Сю


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la Havane.

      M. de Plouernel, oubliant son dépit d'un moment, ne put s'empêcher de rire de l'originalité de la jeune fille, et lui dit:

      – Voyons, petite, parlons sérieusement; il ne s'agit pas de chanter, mais de me conseiller.

      – D'abord, il faut que je connaisse le quartier de tes amours, – reprit la jeune fille d'un ton dogmatique en se renversant dans le fauteuil; – la connaissance du quartier est très-importante… Ce qui se peut dans un quartier ne se peut pas dans l'autre. Il y a, mon cher, des quartiers bégueules et des quartiers décolletés.

      – Profondément raisonné, ma belle; l'influence du quartier sur la vertu des femmes est considérable… Je peux donc sans rien compromettre te dire que mon adorable boutiquière est de la rue Saint-Denis.

      À ces mots, la jeune fille, qui jusqu'alors, étendue dans un fauteuil, faisait indolemment tourbillonner la fumée de son cigarre, tressaillit, et se releva si brusquement, que M. Plouernel la regardant avec surprise, s'écria:

      – Que diable as-tu?

      – J'ai… – reprit Pradeline en reprenant son sang-froid et secouant sa jolie main avec une expression de douleur, – j'ai que je me suis horriblement brûlée avec mon cigarre… mais ce ne sera rien. Tu disais donc, mon cher, que tes amours demeuraient rue Saint-Denis? c'est déjà quelque chose, mais pas assez.

      – Tu n'en sauras cependant pas davantage, petite.

      – Maudit cigarre! – reprit la jeune fille en secouant de nouveau sa main; – ça me cuit… oh! mais ça me cuit…

      – Veux-tu un peu d'eau fraîche?

      – Non, ça passe… Or donc, tes amours demeurent dans la rue Saint-Denis… Mais, un instant, mon cher… Est-ce dans le haut ou dans le bas de la rue? car c'est encore quelque chose de très-différent que le haut ou le bas de la rue; à preuve que les boutiques sont plus chères dans un endroit que dans un autre. Or, selon le plus ou moins de cherté du loyer, la générosité doit être plus ou moins grande… Hein? c'est ça qui est fort!

      – Très-fort. Alors je te dirai que mes amours ne demeurent pas loin de la porte Saint-Denis.

      – Je n'en demande pas davantage pour donner ma consultation, – répondit la jeune fille d'un ton qu'elle s'efforça de rendre comique. Mais un homme plus observateur que M. de Plouernel eût remarqué une vague inquiétude dans l'expression des traits de Pradeline.

      – Eh bien, voyons! que me conseilles-tu? lui dit-il.

      – D'abord, il faut… – Mais la jeune fille s'interrompit, et dit:

      – On a frappé, mon cher.

      – Tu crois?

      – J'en suis sûre. Tiens, entends-tu?..

      En effet, on frappa de nouveau.

      – Entrez, – dit le comte.

      Un valet de chambre se présenta d'un air assez embarrassé, et dit vivement à son maître:

      – Monsieur le comte, c'est son éminence…

      – Mon oncle! – dit le colonel très-surpris en se levant aussitôt.

      – Oui, monsieur le comte; monseigneur le cardinal est arrivé cette nuit de voyage, et…

      – Un cardinal! – s'écria Pradeline en interrompant le domestique par un grand éclat de rire, car elle oubliait déjà ses dernières préoccupations; – un cardinal! voilà qui est flambard! voilà ce qu'on ne rencontre pas tous les jeudis à Mabille ou à Valentino!.. Un cardinal! je n'en ai jamais vu, il faut que je m'en régale.

      Et d'improviser sur son air favori:

      La reine Bacchanal,

      Voyant un cardinal,

      Dit: Faut nous amuser

      Et le faire danser…

      La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

      Et ce disant, la folle fille, soulevant à demi les deux pans de sa robe, se mit à évoluer dans le boudoir avec désinvolture en répétant son improvisation, tandis que le valet de chambre, immobile à la porte à demi ouverte, tenait à grand'peine son sérieux, et que M. de Plouernel, fort irrité des libertés grandes de cette effrontée, lui disait:

      – Allons donc, ma chère, c'est stupide… taisez-vous donc, c'est indécent!

      Le cardinal de Plouernel, que l'on venait d'annoncer, se souciant peu de faire antichambre chez son neveu, et ne le croyant pas sans doute en si profane compagnie, arriva bientôt sur les pas du valet de chambre, et entra au moment où Pradeline, lançant en avant sa jambe charmante, ondulait du torse en répétant:

      Il faut nous amuser

      Et le faire danser.

      La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

      À la vue du cardinal, M. de Plouernel courut à la porte, et tout en embrassant son oncle à plusieurs reprises, il le repoussa doucement dans le salon d'où il sortait alors; le valet de chambre, en homme bien appris, ferma discrètement sur son maître la porte du boudoir, dont il poussa le verrou.

      CHAPITRE V

      De l'entretien du cardinal de Plouernel et de son neveu. – Comment son éminence finit par envoyer son neveu à tous les diables. – Ce que vit M. Lebrenn, le marchand de toile, dans un certain salon de l'hôtel de Plouernel, et pourquoi il se souvint d'une abbesse portant l'épée, de l'infortuné Broute-Saule, de la pauvre Septimine la Coliberte, de la gentille Ghiselle la Paonnière, d'Alizon la Maçonne, et autres trépassés des temps passés que l'on rencontrera plus tard.

      Le cardinal de Plouernel était un homme de soixante-cinq ans, grand, osseux, décharné. Il offrait, avec la différence de l'âge, le même type de figure que son neveu; son long cou, son crâne pelé, son grand nez en bec d'oiseau de proie, ses yeux écartés, ronds et perçants, donnaient à ses traits, en les analysant et en faisant abstraction de la haute intelligence qui semblait les animer, donnaient à ses traits, disons-nous, une singulière analogie avec la physionomie du vautour.

      Somme toute, ce prêtre, drapé dans sa robe rouge de prince de l'église, devait avoir une physionomie redoutable; mais pour visiter son neveu il était simplement vêtu d'une longue redingote noire, strictement boutonnée jusqu'au cou.

      – Pardon, cher oncle, – dit le colonel en souriant. – Ignorant votre retour, je ne comptais pas sur votre bonne et matinale visite… et…

      Le cardinal n'était pas homme à s'étonner de ce qu'un colonel de dragons eût des maîtresses; aussi lui dit-il de sa voix brève et tranchante:

      – Je suis pressé. Parlons d'affaires. Je reviens d'une longue tournée en France. Nous touchons à une révolution.

      – Que dites-vous, mon oncle? – s'écria le colonel d'un air incrédule – Vous croyez?..

      – Je crois à une révolution.

      – Mais, mon oncle…

      – As-tu des fonds disponibles? Si tu n'en as pas, j'en ai à ton service.

      – Des fonds… pourquoi faire?

      – Pour les convertir en or, en bon papier sur Londres. C'est plus commode en voyage…

      – Ah ça! mon oncle, quel voyage?

      – Celui que tu feras en m'accompagnant. Nous partirons ce soir.

      – Partir… ce soir?

      – Aimes-tu mieux servir la république?

      – La république! – demanda M. de Plouernel, qui tombait des nues. – Quelle république?

      – Celle qui sera proclamée ici, à Paris, avant peu, après la chute de Louis-Philippe.

      – La


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