Les mystères du peuple, Tome I. Эжен Сю
travail?
– Oui, monsieur…
Après un moment de silence, le marchand reprit:
– Permettez-moi, monsieur Georges, de vous adresser une question; vous y répondrez si vous le jugez convenable.
– Je vous écoute, monsieur.
– Il y a environ quinze mois, quelque temps après votre retour de l'armée, vous avez dû vous marier?
– Oui, monsieur.
– Avec une jeune ouvrière fleuriste, orpheline, nommée Joséphine Éloi?
– Oui, monsieur.
– Pouvez-vous m'apprendre pourquoi ce mariage n'a pas eu lieu? Le jeune homme rougit; une expression douloureuse contracta ses traits; il hésitait à répondre.
M. Lebrenn l'examinait attentivement; aussi, inquiet et surpris du silence de Georges, il ne put s'empêcher de s'écrier avec amertume et sévérité:
– Ainsi, la séduction, puis l'abandon et l'oubli… Votre trouble… ne le dit que trop!
– Vous vous méprenez, monsieur, – reprit vivement Georges, – mon trouble, mon émotion, sont causés par de cruels souvenirs… Voilà ce qui s'est passé; je ne mens jamais…
– Je le sais, monsieur Georges.
– Joséphine demeurait dans la même maison que mon patron. C'est ainsi que je l'ai connue. Elle était fort jolie, et, quoique sans instruction, remplie d'esprit naturel. Je la savais habituée au travail et à la pauvreté; je la croyais sage. La vie de garçon me pesait. Je pensais aussi à mon grand-père: une femme m'eût aidé à le mieux soigner. Je proposai à Joséphine de nous unir; elle parut enchantée, fixa elle-même le jour de notre mariage… Et ceux-là ont menti, monsieur, qui vous ont parlé de séduction et d'abandon!
– Je vous crois, – dit M. Lebrenn en tendant cordialement la main au jeune homme. – Je suis heureux de vous croire; mais comment votre mariage a-t-il manqué?
– Huit jours avant l'époque de notre union, Joséphine a disparu, m'écrivant que tout était rompu. J'ai su, depuis, que, cédant aux mauvais conseils d'une amie déjà perdue, elle l'avait imitée… Ayant toujours vécu dans la misère, enduré de dures privations, malgré son travail de douze à quinze heures par jour… Joséphine a reculé devant l'existence que je lui offrais, existence aussi laborieuse, aussi pauvre que la sienne.
– Et comme tant d'autres, – reprit M. Lebrenn, – elle aura succombé à la tentation d'une vie moins pénible! Ah! la misère… la misère!
– Je n'ai jamais revu Joséphine, monsieur… Elle est à cette heure, m'a-t-on dit, une des coryphées des bals publics… elle a quitté son nom pour je ne sais quel surnom motivé sur son habitude d'improviser à propos de tout les plus folles chansons… Enfin, elle est à jamais perdue. Cependant elle avait d'excellentes qualités de cœur… Vous comprenez maintenant, monsieur, la cause de ma triste émotion de tout à l'heure, lorsque vous m'avez parlé de Joséphine.
– Cette émotion prouve en faveur de votre cœur, monsieur Georges… On vous avait calomnié… Je m'en doutais. Maintenant, j'en suis certain. Ne parlons plus de cela. Voici ce qui s'est passé chez moi il y a trois jours: J'étais, le soir, chez ma femme avec ma fille. Depuis quelque temps elle semblait pensive; soudain elle nous dit, en prenant ma main et celle de sa mère: «J'ai quelque chose à vous confier à tous deux. J'ai longtemps différé, parce que j'ai longtemps réfléchi, afin de ne pas parler légèrement… J'aime monsieur Georges Duchêne.»
– Grand Dieu! monsieur, – s'écria Georges les mains jointes et en proie à un saisissement inexprimable, – il serait possible! mademoiselle votre fille!..
– Ma fille nous a dit cela, reprit tranquillement M. Lebrenn. «Je te sais gré de ta franchise, mon enfant, lui ai-je répondu; mais comment cet amour t'est-il venu? – D'abord, mon père, en apprenant la conduite de monsieur Georges envers son grand-père; puis en vous entendant louer souvent le caractère, les habitudes laborieuses, l'intelligence de monsieur Georges, ses efforts pour s'instruire. Enfin il m'a plu par ses manières douces et polies, par sa franchise, par sa conversation que j'entendais lorsqu'il causait avec vous. Jamais je ne lui ai dit un mot qui ait pu lui faire soupçonner mon amour. Lui, de son côté, n'est jamais sorti à mon égard d'une parfaite réserve; mais je serais heureuse s'il partageait le sentiment que j'ai pour lui, et si ce mariage vous convenait, mon père, ainsi qu'à ma mère. S'il en est autrement, je respecterai votre volonté, sachant que vous respecterez ma liberté. Si je n'épouse pas monsieur Georges, je resterai fille. Vous m'avez souvent dit, mon père, que j'avais du caractère; vous croirez donc à ma résolution. Si ce mariage ne se peut, vous ne me verrez ni maussade ni chagrine. Votre affection me consolera. Heureuse comme par le passé, je vieillirai auprès de vous, de ma mère et de mon frère. Voici la vérité; maintenant décidez, j'attendrai.»
Georges avait écouté M. Lebrenn avec une stupeur croissante. Il ne pouvait croire à ce qu'il entendait. Enfin, il s'écria d'une voix entrecoupée:
– Monsieur, est-ce un rêve?
– Non pas. Ma fille n'a jamais été plus éveillée, je vous jure. Je connais sa franchise, sa fermeté; ma femme et moi nous en sommes certains, si ce mariage n'a pas lieu, l'affection de Velléda pour nous ne changera pas, mais elle n'épousera personne… Or, comme il est naturel qu'une jeune et belle fille de dix-huit ans épouse quelqu'un, et, comme le choix qu'a fait Velléda est digne d'elle et de nous, ma femme et moi, après mûres réflexions, nous serions décidés à vous prendre pour gendre…
Il est impossible de rendre l'expression de surprise, d'ivresse, qui se peignit sur les traits de Georges à ces paroles du marchand; il restait muet et comme frappé de stupeur.
– Ah ça! monsieur Georges, – reprit M. Lebrenn en souriant, – qu'y a-t-il de si extraordinaire, de si incroyable dans ce que je vous dis là? Durant trois mois vous avez travaillé dans ma boutique; je savais déjà que pour assurer l'existence de votre grand-père vous vous étiez fait soldat. Votre grade de sous-officier et deux blessures prouvaient que vous aviez servi avec honneur. Pendant votre séjour chez moi, j'ai pu, et j'ai l'œil assez pénétrant, apprécier tout ce que vous valiez comme cœur, intelligence et habileté dans votre état. Enchanté de nos relations, je vous ai engagé à revenir souvent me voir. Votre réserve, à ce sujet, est une nouvelle preuve de votre délicatesse. Par-dessus tout cela, ma fille vous aime, vous l'aimez. Vous avez vingt-sept ans, elle en a dix-huit. Elle est charmante, vous êtes beau garçon. Vous êtes pauvre, j'ai de l'aisance pour deux. Vous êtes ouvrier, mon père l'était. De quoi diable vous étonnez-vous si fort? Ne dirait-on pas d'un conte de fées?
Ces bienveillantes paroles ne mirent pas terme à la stupeur de Georges, qui se croyait réellement en plein conte de fées, ainsi que l'avait dit le marchand; aussi, les yeux humides, le cœur palpitant, le jeune homme ne put que balbutier:
– Ah! monsieur… pardonnez à mon trouble… mais j'éprouve un tel étourdissement de bonheur en vous entendant dire… que vous consentez à mon mariage…
– Un instant! – reprit vivement M. Lebrenn, – un instant! Remarquez que, malgré ma bonne opinion de vous, j'ai dit nous serions décidés à vous prendre pour gendre… Ceci est conditionnel… et les conditions, les voici: la première, que vous n'auriez pas à vous reprocher la séduction indigne… dont on vous accusait…
– Monsieur, ne vous ai-je pas juré?..
– Parfaitement; je vous crois. Je ne rappelle cette première condition que pour mémoire… quant à la seconde… car il y en a deux.
– Et cette condition, qu'elle est-elle, – monsieur? demanda Georges avec une anxiété inexprimable et commençant à craindre de s'être abandonné à une folle espérance.
– Écoutez-moi, monsieur Georges. Nous avons peu parlé politique ensemble; du temps que vous travailliez chez moi, nos entretiens roulaient sur tout, sur l'histoire