Les mystères du peuple, Tome I. Эжен Сю
reprit vivement Jeanike frappée de ce nom… le sire de?
– Le sire de Plouernel.
– C'est singulier.
– Quoi donc?
– Monsieur Lebrenn prononce quelquefois ce nom-là.
– Le nom du sire de Plouernel? et à propos de quoi?
– Je vous le dirai tout à l'heure; mais voyons d'abord la chanson des Trois Moines rouges, elle va m'intéresser doublement.
– Vous saurez, ma fille, que les moines rouges étaient des templiers, portant sabre et casque comme cet épervier de dragon.
– Bien; mais dépêchez-vous, car madame peut descendre et monsieur rentrer d'un moment à l'autre.
– Écoutez bien, Jeanike.
Et Gildas commença ce récit non précisément chanté, mais psalmodié d'un ton grave et mélancolique:
«Je frémis de tous mes membres en voyant les douleurs qui frappent la terre.
«En songeant à l'événement qui vient encore d'arriver dans la ville de Kemper il y a un an6. Katelik cheminait en disant son chapelet, quand trois moines rouges (templiers), armés de toutes pièces, la joignirent.
«Trois moines sur leurs grands chevaux bardés de fer de la tête aux pieds.
« – Venez avec nous au couvent, belle jeune fille; là ni l'or ni l'argent ne vous manqueront.
« – Sauf votre grâce, messeigneurs, ce n'est pas moi qui irai avec vous, dit Katelik; j'ai peur de vos épées qui pendent à votre côté. Non, je n'irai pas, messeigneurs: on entend dire de vilaines choses.
« – Venez avec nous au couvent, jeune fille, nous vous mettrons à l'aise.
« – Non, je n'irai point au couvent. Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on; sept belles jeunes filles à fiancer, et elles n'en sont point sorties.
« – S'il y est entré sept jeunes filles, s'écria Gonthramm de Plouernel, un des moines rouges, vous serez la huitième.
«Et de la jeter à cheval et de s'enfuir rapidement vers leur couvent avec la jeune fille en travers à cheval, un bandeau sur la bouche.»
– Ah! la pauvre chère enfant! s'écria Jeanike en joignant les mains. Et que va-t-elle devenir dans ce couvent des moines rouges?
– Vous allez le voir, ma fille, dit en soupirant Gildas. Et il continua son récit.
«Au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus, les moines rouges furent bien étonnés dans cette abbaye:
« – Que ferons-nous, mes frères, de cette fille-ci, maintenant? se disaient-ils.
« – Enterrons-la ce soir sous le maître autel, où personne de sa famille ne viendra la chercher.»
– Ah! mon Dieu, reprit Jeanike, ils l'avaient mise à mal, les bandits de moines, et ils voulaient s'en débarrasser en la tuant.
– Je vous le répète, ma fille, ces gens à casque et à sabre n'en font jamais d'autre, dit Gildas d'un ton dogmatique; et il continua.
«Vers la chute du jour, voilà que tout le ciel se fend: de la pluie, du vent, de la grêle, le tonnerre le plus épouvantable. Un pauvre chevalier, les habits trempés par la pluie, et qui cherchait un asile, arriva devant l'église de l'abbaye. Il regarde par le trou de la serrure: il voit briller une petite lumière, et les moines rouges, qui creusaient sous le maître autel, et la jeune fille sur le côté, ses petits pieds nus attachés; elle se désolait et demandait grâce.
« – Messeigneurs, au nom de Dieu, laissez-moi la vie, disait-elle. J'errerai la nuit, je me cacherai le jour.
«Mais la lumière s'éteignit peu après; le chevalier restait à la porte sans bouger, quand il entendit la jeune fille se plaindre du fond de son tombeau et dire: Je voudrais pour ma créature l'huile et le baptême.
«Et le chevalier s'encourut à Kemper chez le comte-évêque.
« – Monseigneur l'évêque de Cornouailles, éveillez-vous bien vite, lui dit le chevalier. Vous êtes là dans votre lit, couché sur la plume molle, et il y a une jeune fille qui gémit au fond d'un trou de terre dure, requérant pour sa créature l'huile et le baptême, et l'extrême onction pour elle-même.
«On creusa sous le maître autel par ordre du seigneur comte, et au moment où l'évêque arrivait on retira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petit enfant endormi sur son sein. Elle avait rongé ses deux bras; elle avait déchiré sa poitrine, sa blanche poitrine jusqu'à son cœur.
«Et le seigneur évêque, quand il vit cela, se jeta à deux genoux, en pleurant sur la tombe; il y passa trois jours et trois nuits en prières, et au bout des trois jours, tous les moines rouges étant là, l'enfant de la morte vint à bouger à la clarté des cierges, et à ouvrir les yeux, et à marcher tout droit, tout droit, aux trois moines rouges, et à parler, et à dire: – C'est celui-ci, Gonthramm de Plouernel!»
– Eh bien, ma fille, dit Gildas en secouant la tête, n'est-ce pas là une terrible histoire? Que vous disais-je? que ces porte-casques rôdaient toujours autour des jeunes filles comme des éperviers ravisseurs. Mais, Jeanike… à quoi pensez-vous donc? vous ne me répondez pas, vous voici toute rêveuse…
– En vérité, cela est très-extraordinaire, Gildas. Ce bandit de moine rouge se nommait le sire de Plouernel?
– Oui.
– Souvent j'ai entendu monsieur Lebrenn parler de cette famille comme s'il avait à s'en plaindre, et dire en parlant d'un méchant homme: C'est donc un fils de Plouernel! comme on dirait: C'est donc un fils du diable!
– Étonnante… étonnante maison que celle-ci, reprit Gildas d'un air méditatif et presque alarmé. Voilà monsieur Lebrenn qui prétend avoir à se plaindre de la famille d'un moine rouge, mort depuis huit ou neuf cents ans… Enfin, Jeanike, le récit vous servira, j'espère.
– Ah ça, Gildas, reprit Jeanike en riant, est-ce que vous vous imaginez qu'il y a des moines rouges dans la rue Saint-Denis, et qu'ils enlèvent les jeunes filles en omnibus?
Au moment où Jeanike prononçait ces mots, un domestique en livrée du matin entra dans la boutique et demanda M. Lebrenn.
– Il n'y est pas, dit Gildas.
– Alors, mon garçon, répondit le domestique, vous direz à votre bourgeois que le colonel l'attend ce matin, avant midi, pour s'entendre avec lui au sujet de la fourniture de toile dont il a parlé hier à votre bourgeoise. Voici l'adresse de mon maître, ajouta le domestique en laissant une carte sur le comptoir. Et surtout recommandez bien à votre patron d'être exact; le colonel n'aime pas attendre.
Le domestique sorti. Gildas prit machinalement la carte, la lut, et s'écria en pâlissant:
– Par Sainte-Anne d'Auray! c'est à n'y pas croire…
– Quoi donc, Gildas?
– Lisez, Jeanike!
Et d'une main tremblante il tendit la carte à la jeune fille, qui lut:
LE COMTE GONTRAN DE PLOUERNEL,
COLONEL DE DRAGONS,
18, rue de Paradis-Poissonnière.
– Étonnante… effrayante maison que celle-ci, répéta Gildas en levant les mains au ciel, tandis que Jeanike paraissait aussi surprise et presque aussi effrayée que le garçon de magasin.
CHAPITRE II
Comment et à propos de quoi le bonhomme Morin, dit le Père la Nourrice, manqua de renverser la soupe au lait que lui avait accommodée son petit-fils Georges Duchêne, ouvrier menuisier, ex-sergent d'infanterie légère. – Pourquoi M. Lebrenn, marchand de toile, avait pris pour
6
M. de Villemerqué fait remonter ce récit, encore très-populaire de nos jours en Bretagne, au onzième ou douzième siècle; ainsi depuis huit ou neuf cents ans il se transmet de génération en génération.