Les mystères du peuple, Tome I. Эжен Сю
il y a à peu près deux mille ans…
– Rien que ça… deux mille ans! Comme tu y vas, mon garçon!
– La division s'est mise dans la Gaule, les provinces se sont soulevées les unes contre les autres…
– Ah! voilà toujours le mal… c'est à cela que les prêtres et les royalistes ont tant poussé lors de la révolution…
– Aussi, grand-père, est-il arrivé à la Gaule, il y a des siècles, ce qui est arrivé à la France en 1814 et en 1815?
– Une invasion étrangère!
– Justement. Les Romains, autrefois vaincus par Brennus, étaient devenus puissants. Ils ont profité des divisions de nos pères, et ont envahi le pays…
– Absolument comme les cosaques et les Prussiens nous ont envahis?
– Absolument. Mais ce que les rois cosaques et prussiens, les bons amis des Bourbons, n'ont pas osé faire, non que l'envie leur en ait manqué, les Romains l'ont fait, et malgré la résistance héroïque de nos pères, toujours braves comme des lions; mais malheureusement divisés, ils ont été réduits en esclavage, comme le sont aujourd'hui les nègres des colonies.
– Est-il Dieu possible!
– Oui. Ils portaient le collier de fer, marqué au chiffre de leur maître, quand on ne marquait pas ce chiffre au front de l'esclave avec un fer rouge…
– Nos pères! – s'écria le vieillard en joignant les mains avec une douloureuse indignation, – nos pères!
– Et quand ils essayaient de fuir, leurs maîtres leurs faisaient couper le nez et les oreilles, ou bien les poings et les pieds.
– Nos pères!!!
– D'autres fois leurs maîtres les jetaient aux bêtes féroces pour se divertir, ou les faisaient périr dans d'affreuses tortures, quand ils refusaient de cultiver, sous le fouet du vainqueur, les terres qui leur avaient appartenu…
– Mais attends donc, – reprit le vieillard en rassemblant ses souvenirs, – attends donc! ça me rappelle une chanson de notre vieil ami à nous autres pauvres gens…
– Une chanson de notre Béranger, n'est-ce pas, grand-père? les Esclaves gaulois?
– Juste, mon garçon. Ça commence… voyons… oui… c'est ça…
D'anciens Gaulois, pauvres esclaves,
Un soir qu'autour d'eux tout dormait, etc., etc.
Et le refrain était:
Pauvres Gaulois, sous qui trembla le monde,
Enivrons-nous!
Ainsi, c'était de nos pères les Gaulois que parlait notre Béranger? Hélas! pauvres hommes! comme tant d'autres sans doute, ils se grisaient pour s'étourdir sur leur infortune…
– Oui, grand-père; mais ils ont bientôt reconnu que s'étourdir n'avance à rien, que briser ses fers vaut mieux.
– Pardieu!
– Aussi, les Gaulois, après des insurrections sans nombre…
– Dis donc, mon garçon, il paraît que le moyen n'est pas nouveau, mais c'est toujours le bon… Eh eh! – ajouta le vieillard en frappant de son ongle le fourneau de sa pipe, – eh eh! vois-tu, Georges, tôt ou tard, il faut en revenir à cette bonne vieille petite mère, l'insurrection… comme en 89… comme en 1830… comme demain peut-être…
– Pauvre grand-père! – pensa Georges, – il ne croit pas si bien dire.
Et il reprit tout haut:
– Vous avez raison; en fait de liberté, il faut que le peuple se serve lui-même, et mette les mains au plat, sinon il n'a que des miettes… il est volé… comme il l'a été il y a dix-huit ans.
– Et fièrement volé, mon pauvre enfant! J'ai vu cela; j'y étais.
– Heureusement, vous savez le proverbe, grand-père… chat échaudé… suffit, la leçon aura été bonne… Mais pour revenir à nos Gaulois, ils font, comme vous dites, appel à cette bonne vieille mère l'insurrection; elle ne fait pas défaut à ses braves enfants; et ceux-ci, à force de persévérance, d'énergie, de sang versé, parviennent à reconquérir une partie de leur liberté sur les Romains, qui, d'ailleurs, n'avaient pas débaptisé la Gaule, et l'appelaient la Gaule romaine.
– De même qu'on dit aujourd'hui l'Algérie française?
– C'est ça, grand-père.
– Allons, voilà, Dieu merci, nos braves Gaulois, grâce au secours de la bonne vieille mère l'insurrection, un peu remontés sur leur bête, comme on dit; ça me met du baume dans le sang.
– Ah! grand-père, attendez… attendez!
– Comment?
– Ce que nos pères avaient souffert n'était rien auprès de ce qu'ils devaient souffrir encore.
– Allons, bon, moi qui étais déjà tout aise… Et que leur est-il donc arrivé?
– Figurez-vous qu'il y a treize ou quatorze cents ans, des hordes de barbares à demi sauvages, appelés Francs, et arrivant du fond des forêts de l'Allemagne, de vrais cosaques enfin, sont venus attaquer les armées romaines, amollies par les conquêtes de la Gaule, les ont battues, chassées, se sont à leur tour emparés de notre pauvre pays, lui ont ôté jusqu'à son nom, et l'ont appelé France, en manière de prise de possession.
– Brigands! – s'écria le vieillard – J'aimais encore mieux les Romains, foi d'homme; au moins ils nous laissaient notre nom.
– C'est vrai; et puis du moins les Romains étaient le peuple le plus civilisé du monde, sauf leur barbarie envers les esclaves; ils avaient couvert la Gaule de constructions magnifiques, et rendu, de gré ou de force, une partie de leurs libertés à nos pères; tandis que les Francs étaient, je vous l'ai dit, de vrais cosaques… Et sous leur domination tout a été à recommencer pour les Gaulois.
– Ah! mon Dieu! mon Dieu!
– Ces hordes de bandits francs…
– Dis donc ces cosaques! nom d'un nom!
– Pis encore, s'il est possible, grand-père… Ces bandits francs, ces cosaques, si vous voulez, appelaient leurs chefs des rois; cette graine de rois s'est perpétuée dans notre pays, d'où vient que depuis tant de siècles nous avons la douceur de posséder des rois d'origine franque, et que les royalistes appellent leurs rois de droit divin.
– Dis donc de droit cosaque!.. Merci du cadeau!
– Les chefs se nommaient des ducs, des comtes; la graine s'en est également perpétuée chez nous, d'où vient encore que nous avons eu pendant si longtemps l'agrément de posséder une noblesse d'origine franque, qui nous traitait en race conquise.
– Qu'est-ce que tu m'apprends-là! – dit le bonhomme avec ébahissement. – Donc, si je te comprends bien, mon garçon, ces bandits francs, ces cosaques, rois et chefs, une fois maîtres de la Gaule, se sont partagé les terres que les Gaulois avaient en partie reconquises sur les Romains?
– Oui, grand-père; les rois et seigneurs francs ont volé les propriétés des Gaulois, et se sont partagé terres et gens comme on se partage un domaine et son bétail.
– Et nos pères ainsi dépouillés de leurs biens par ces cosaques?
– Nos pères ont été de nouveau réduits à l'esclavage comme sous les Romains, et forcés de cultiver pour les rois et les seigneurs francs la terre qui leur avait appartenu, à eux Gaulois, depuis que la Gaule était la Gaule.
– De sorte, mon garçon, que les rois et seigneurs francs, après avoir volé à nos pères leur propriété, vivaient de leurs sueurs…
– Oui,