Les mystères du peuple, Tome I. Эжен Сю

Les mystères du peuple, Tome I - Эжен Сю


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que les événements précédents se passaient dans le magasin de M. Lebrenn, une autre scène avait lieu, presqu'à la même heure, au cinquième étage d'une vieille maison située en face de celle qu'occupait le marchand de toile.

      Nous conduirons donc le lecteur dans une modeste petite chambre d'une extrême propreté: un lit de fer, une commode, deux chaises, une table au-dessus de laquelle se trouvaient quelques rayons garnis de livres; tel était l'ameublement. À la tête du lit, on voyait suspendue à la muraille une espèce de trophée, composé d'un képi d'uniforme, de deux épaulettes de sous-officier d'infanterie légère, surmontant un congé de libération de service, encadré d'une bordure de bois noir. Dans un coin de la chambre, on apercevait, rangés sur une planche, divers outils de menuisier.

      Sur le lit, on voyait une carabine fraîchement mise en état, et sur une petite table, un moule à balles, un sac de poudre, une forme pour confectionner des cartouches, dont plusieurs paquets étaient déjà préparés.

      Le locataire de ce logis, jeune homme d'environ vingt-six ans, d'une mâle et belle figure, portant la blouse de l'ouvrier, était déjà levé; accoudé au rebord de la fenêtre de sa mansarde, il paraissait regarder attentivement la maison de M. Lebrenn, et particulièrement une des quatre fenêtres, entre deux desquelles était fixée la fameuse enseigne: À l'Épée de Brennus.

      Cette fenêtre, garnie de rideaux très-blancs et étroitement fermés, n'avait rien de remarquable, sinon une caisse de bois peint en vert, surchargée d'oves et de moulures, soigneusement travaillées, qui garnissait toute la largeur de la baie de la croisée, et contenait quelques beaux pieds d'héliotropes d'hiver et de perce-neige en pleine floraison.

      Les traits de l'habitant de la mansarde, pendant qu'il contemplait la fenêtre en question, avaient une expression de mélancolie profonde, presque douloureuse; au bout de quelques instants, une larme, tombée des yeux du jeune homme, roula sur ses moustaches brunes.

      Le bruit d'une horloge qui sonna la demie de sept heures tira Georges Duchêne (il se nommait ainsi) de sa rêverie; il passa la main sur ses yeux encore humides, et quitta la fenêtre en se disant avec amertume:

      – Bah! aujourd'hui ou demain, une balle en pleine poitrine me délivrera de ce fol amour… Dieu merci, il y aura tantôt une prise d'armes sérieuse, et du moins ma mort servira la liberté… Puis, après un moment de réflexion, Georges ajouta:

      – Et le grand-père… que j'oubliais!

      Alors il alla chercher dans un coin de la chambre un réchaud à demi plein de braise allumée qui lui avait servi à fondre des balles, posa sur le feu un petit poêlon de terre rempli de lait, y éminça du pain blanc, et en quelques minutes confectionna une appétissante soupe au lait, dont une ménagère eût été jalouse.

      Georges, après avoir caché la carabine et les munitions de guerre sous son matelas, prit le poêlon, ouvrit une porte pratiquée dans la cloison, et communiquant à une pièce voisine, où un homme d'un grand âge, d'une figure douce et vénérable, encadrée de longs cheveux blancs, était couché dans un lit beaucoup meilleur que celui de Georges. Ce vieillard semblait être d'une grande faiblesse; ses mains amaigries et ridées étaient agitées par un tremblement continuel.

      – Bonjour, grand-père, dit Georges en embrassant tendrement le vieillard. Avez-vous bien dormi cette nuit?

      – Assez bien, mon enfant.

      – Voilà votre soupe au lait. Je vous l'ai fait un peu attendre.

      – Mais non. Il y a si peu de temps qu'il est jour! Je t'ai entendu te lever et ouvrir ta fenêtre… il y a plus d'une heure.

      – C'est vrai, grand-père… j'avais la tête un peu lourde… j'ai pris l'air de bonne heure.

      – Cette nuit je t'ai aussi entendu aller et venir dans ta chambre.

      – Pauvre grand-père! je vous aurai réveillé?

      – Non, je ne dormais pas… Mais, tiens, Georges, sois franc… tu as quelque chose.

      – Moi? pas du tout.

      – Depuis plusieurs mois tu es tout triste, tu es pâli, changé, à ne pas te reconnaître; tu n'es plus gai comme à ton retour du régiment?

      – Je vous assure, grand-père, que…

      – Tu m'assures… tu m'assures… je sais bien ce que je vois, moi… et pour cela, il n'y a pas à me tromper… j'ai des yeux de mère… va…

      – C'est vrai, reprit Georges en souriant; aussi c'est grand'mère que je devrais vous appeler… car vous êtes bon, tendre et inquiet pour moi, comme une vraie mère-grand. Mais, croyez-moi, vous vous inquiétez à tort… Tenez, voilà votre cuiller… attendez que je mette la petite table sur votre lit… vous serez plus à votre aise.

      Et Georges prit dans un coin, une jolie petite table de bois de noyer, bien luisante, pareille à celle dont se servent les malades pour manger dans leur lit; et après y avoir placé l'écuelle de soupe au lait, il la mit devant le vieillard.

      – Il n'y a que toi, mon enfant, pour avoir des attentions pareilles, dit-il au jeune homme.

      – Ce serait bien le diable, grand-père, si en ma qualité de menuisier-ébéniste, je ne vous avais pas fabriqué cette table qui vous est commode.

      – Oh! tu as réponse à tout… je le sais bien, dit le vieillard.

      Et il commença de manger d'une main si vacillante que deux ou trois fois sa cuiller se heurta contre ses dents.

      – Ah! mon pauvre enfant, – dit-il tristement à son petit-fils… – vois donc comme mes mains tremblent? il me semble que cela augmente tous les jours.

      – Allons donc, grand-père! il me semble, au contraire, que cela diminue…

      – Oh non, va, c'est fini… bien fini… il n'y a pas de remède à cette infirmité.

      – Eh bien! que voulez-vous? il faut en prendre votre parti…

      – C'est ce que j'aurais dû faire depuis que ça dure, et pourtant je ne peux pas m'habituer à cette idée d'être infirme et à ta charge jusqu'à la fin de mes jours.

      – Grand-père… grand-père, nous allons nous fâcher.

      – Pourquoi aussi ai-je été assez bête pour prendre le métier de doreur sur métaux? Au bout de quinze ou vingt ans, et souvent plus tôt, la moitié des ouvriers deviennent de vieux trembleurs comme moi; mais comme moi ils n'ont pas un petit-fils qui les gâte…

      – Grand-père!

      – Oui, tu me gâtes, je te le répète… tu me gâtes…

      – C'est comme ça! eh bien, je va joliment vous rendre la monnaie de votre pièce, c'est mon seul moyen d'éteindre votre feu, comme nous disait la théorie du régiment. Or donc, moi je connais un excellent homme, nommé le père Morin; il était veuf et avait une fille de dix-huit ans…

      – Georges! écoute…

      – Pas du tout… Ce digne homme marie sa fille à un brave garçon, mais tapageur en diable. Un jour il reçoit un mauvais coup dans une rixe, de sorte qu'au bout de deux ans de mariage il meurt, laissant sa jeune femme avec un petit garçon sur les bras.

      – Georges… Georges…

      – La pauvre jeune femme nourrissait son enfant; la mort de son mari lui cause une telle révolution qu'elle meurt… et son petit garçon reste à la charge du grand-père.

      – Mon Dieu, Georges! que tu es donc terrible! À quoi bon toujours parler de cela, aussi?

      – Cet enfant, il l'aimait tant qu'il n'a pas voulu s'en séparer. Le jour, pendant qu'il allait à son atelier, une bonne voisine gardait le mioche; mais, dès que le grand-père rentrait, il n'avait qu'une pensée, qu'un cri… son petit Georges. Il le soignait aussi bien que la meilleure, que la plus tendre des mères; il se ruinait en belles petites robes, en jolis bonnets, car


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