Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4 - (C suite). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
saurait être compris de ceux qui jugent les différentes formes de notre art d'après leur sentiment ou leurs préjugés; aussi n'est-ce pas à ces personnes que nous nous adressons, mais aux architectes, à ceux qui se sont longuement familiarisés avec les ressources et les difficultés que présente la pratique de notre art. Certes, pour les artistes, l'étude d'un art où tout est prévu, tout est calculé, qui pèche même par un excès de recherches et de moyens pratiques, dans lequel la matière est à la fois maîtresse de la forme et soumise au principe, ne peut manquer de développer l'esprit et de le préparer aux innovations que notre temps réclame.
Ce serait sortir de notre sujet d'expliquer comment, à la fin du XIIe siècle, il se forma une puissante école laïque de constructeurs; comment cette école, protégée par l'épiscopat, qui voulait amoindrir l'importance des ordres religieux, possédant les sympathies du peuple dont elle sortait et dont elle reflétait l'esprit de recherche et de progrès, admise par la féodalité séculière qui ne trouvait pas chez les moines tous les éléments dont elle avait besoin pour bâtir ses demeures; comment cette école, disons-nous, profitant de ces circonstances favorables, se constitua fortement et acquit, par cela même, une grande indépendance. Il nous suffira d'indiquer cet état de choses, nouveau dans l'histoire des arts, pour en faire apprécier les conséquences.
Nous avons vu précédemment où les constructeurs en étaient arrivés vers 1160, comment ils avaient été amenés à modifier successivement la voûte romane, qui n'était qu'une tradition abâtardie de la voûte romaine, et à inventer la voûte dite en arcs d'ogive. Ce grand pas franchi, il restait cependant beaucoup à faire encore. Le premier résultat de cette innovation fut d'obliger les constructeurs à composer leurs édifices en commençant par les voûtes, et, par conséquent, de ne plus rien livrer au hasard, ainsi qu'il n'était arrivé que trop souvent à leurs prédécesseurs; cette méthode, étrange en apparence, et qui consiste à faire dériver les plans par-terre de la structure projetée des voûtes, est éminemment rationnelle. Que veut-on lorsque l'on construit un édifice voûté? Couvrir une surface. Quel est le but que l'on se propose d'atteindre? Établir des voûtes sur des points d'appui. Quel est l'objet principal? La voûte. Les points d'appui ne sont que des moyens. Les constructeurs romains avaient déjà été amenés à faire dériver le plan de leurs édifices voûtés de la forme et de l'étendue de ces voûtes mêmes; mais ce principe n'était qu'un principe général, et de l'examen d'un plan romain du Bas-Empire, on ne saurait toujours conclure que telle partie était voûtée en berceau, en arêtes ou en portion de sphère, chacune de ces voûtes pouvant, dans bien des cas, être indifféremment posée sur ces plans.
Il n'en est plus ainsi au XIIe siècle: non-seulement le plan horizontal indique le nombre et la forme des voûtes, mais encore leurs divers membres, arcs doubleaux, formerets, arcs ogives; et ces membres commandent à leur tour, la disposition des points d'appui verticaux, leur hauteur relative, leur diamètre. D'où l'on doit conclure que, pour tracer définitivement un plan par-terre et procéder à l'exécution, il fallait, avant tout, faire l'épure des voûtes, de leurs rabattements, de leurs sommiers, connaître exactement la dimension et la forme des claveaux des divers arcs. Les premiers constructeurs gothiques se familiarisèrent si promptement avec cette méthode de prendre toute construction par le haut, pour arriver successivement à tracer ses bases, qu'ils l'adoptèrent même dans des édifices non voûtés, mais portant planchers ou charpentes; ils ne s'en trouvèrent pas plus mal, ainsi que nous le verrons plus loin.
La première condition pour établir le plan d'un édifice de la fin du XIIe siècle étant de savoir s'il doit être voûté et comment il doit être voûté, il faut donc, dès que le nombre et la direction des arcs de ces voûtes sont connus, obtenir la trace des sommiers sur les chapiteaux, car ce sera la trace de ces sommiers qui donnera la forme et dimension des tailloirs et chapiteaux, le nombre, la force et la place des supports verticaux.
Supposons donc une salle (27) devant être voûtée, ayant, dans oeuvre, 12m,00 de large et composée de travées de 6m,00 d'axe en axe. Adoptant le système de voûtes en arcs d'ogive traversés par un arc doubleau, suivant la méthode des constructeurs de la fin du XIIe siècle. Il s'agit de tracer le lit inférieur des sommiers des arcs retombant en A et B, et de connaître la force des claveaux. Nous admettons que ces claveaux doivent, pour une salle de cette étendue, avoir 0,40 c. de largeur et de hauteur; nous reconnaissons qu'à cette époque, presque toujours les divers arcs d'une voûte sont bandés avec des claveaux semblables comme dimension et forme. Nous reconnaissons encore que les formerets, naissant beaucoup plus haut que les arcs doubleaux et arcs ogives, les colonnettes leur servant de support dépassent souvent le niveau des sommiers des arcs ogives et doubleaux; qu'en traçant le lit du sommier des arcs doubleaux et ogives, nous devons tenir compte du passage de la colonnette portant formeret, comme nous tiendrions compte du formeret lui-même.
Soit (28) le détail de la trace horizontale de la naissance des arcs en B; sur ce point il ne naît qu'un arc doubleau et deux formerets. Ce sont ceux-ci qui commandent, car il faut que l'arc doubleau se dégage de ces formerets dès sa naissance. Soit le nu du mur AB; le formeret a de saillie, habituellement, la moitié de la largeur de l'arc ogive ou de l'arc doubleau lorsque ces deux arcs ont une coupe semblable, la moitié de l'arc ogive lorsque celui ci et l'arc doubleau donnent une section différente. Dans le cas présent, le formeret a donc 0,20 c. de saillie sur le nu du mur. En C, nous tirons une ligne parallèle à AB. L'axe de l'arc doubleau étant DE, les points F et G étant pris à 0,20 c. chacun de cet axe, nous tirons les deux parallèles FI, GK, qui nous donnent la largeur de l'arc doubleau. De F en I', portant, 0,40 c nous avons sa hauteur entre l'intrados et l'extrados; nous pouvons alors, dans le carré F'I'K'G, tracer le profil convenable: c'est le lit inférieur du sommier. Ou la colonne portant le formeret s'élève au-dessus du niveau de ce lit, ainsi qu'il est indiqué en L, ou le formeret, comme il arrive quelquefois 3, prend naissance sur le chapiteau portant l'arc doubleau; et alors, de l'axe DE portant 0,40 c. sur la ligne AB qui nous donne le point M, nous inscrivons le profil du formeret dans le parallélogramme EONM. Il est entendu que cet arc formeret pénètre dans le mur de quelques centimètres. Le lit inférieur du sommier étant ainsi trouvé, il s'agit de tracer le tailloir du chapiteau, dont le profil doit former saillie autour des retombées d'arcs. Si le formeret est porté sur une colonnette montant jusqu'à sa naissance, ainsi qu'il est marqué en L, le tailloir PRS retourne carrément mourir contre la colonnette L du formeret. Si, au contraire, le profil du formeret descend jusque sur le chapiteau de l'arc doubleau, le tailloir prend sur plan horizontal la figure PTVX. Pour tracer la colonne sous le chapiteau, dans le premier cas, du sommet de l'angle droit R du tailloir, nous tirons une ligne à 45 degrés; cette ligne vient rencontrer l'axe DE en un point O, qui est le centre de la colonne, à laquelle on donne un diamètre tel que la saillie du tailloir sur le nu de cette colonne devra être plus forte que le rayon de la colonne. Il reste alors, entre la colonne et le nu AB du mur, un vide que l'on remplit par un pilastre masqué par cette colonne et la colonnette du formeret. Pour tracer la colonne sous le chapiteau, dans le second cas, nous prenons un centre Y sur l'axe DE, de façon à ce que la saillie du tailloir sur le nu de la colonne soit plus forte que son demi-diamètre; alors le chapiteau forme corbeille ou cul-de-lampe, et s trouve plus évasé sous le formeret que sous la face de l'arc doubleau.
Prenons maintenant sur la fig. 27 la naissance A de deux formerets, de deux arcs ogives et d'un arc doubleau. Soit AB (28 bis) le nu du mur, CD la directrice de l'arc doubleau, DE la directrice de l'arc ogive; nous traçons la saillie du formeret comme ci-dessus. Les arcs ogives commandent l'arc doubleau. De chaque côté de la ligne DE, nous portons 0,20 c., et nous tirons les deux parallèles FG, HI, qui nous donnent la largeur de l'arc ogive. Du point H, rencontre de la ligne HI avec l'axe CD sur cette ligne HI, nous prenons 0,45 c., c'est-à-dire un peu plus que la hauteur des claveaux de l'arc-ogive, et nous tirons la perpendiculaire IG, qui nous donne la face de l'arc ogive. Dans le parallélogramme FGIH, nous traçons le profil convenable. Des deux côtés de l'axe CD, prenant
3
Église de Nesle (Oise).