Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4 - (C suite). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
acquis cette courbe que par suite de l'écartement des piles. Quarante centimètres d'écartement entre ces piles, en dehors de la verticale, donnent 40 c. d'affaissement au sommet de l'arc; la différence entre le demi-diamètre d'un arc, dans ce cas, et la flèche de la courbe est donc de 80 c. Les constructeurs durent observer ces effets et chercher les moyens de les prévenir. Le premier moyen qu'ils paraissent avoir employé est celui-ci: ayant une nef dont les arcs doubleaux ont 7m,00 de diamètre à l'intrados et 0,60 c. d'épaisseur de claveaux, et ayant remarqué (fig. 16) que le segment b'c', en s'affaissant, pressait le segment inférieur a'b' à l'intrados en b' et la clef à l'extrados en e', ils en ont conclu que le triangle curviligne b'e'c' était inutile et que la diagonale b'e' seule offrait une résistance; donc, partant de ce principe, ils ont tracé (17) les deux demi-cercles d'intrados et d'extrados A B C, D E F; puis, sur le diamètre A C, ils ont cherché le centre O d'un arc de cercle réunissant le point A de l'intrados au point E de l'extrados du plein cintre.
Plaçant un joint en E G et non une clef, afin d'éviter l'effet d'équilibre visible dans la fig. 16, ils ont coupé les claveaux de ce nouvel arc A E suivant des lignes normales à la courbe A E, c'est-à-dire tendant au centre O. S'il se produisait encore des brisures dans ces arcs doubleaux, ainsi composés des deux diagonales courbes A E, les constructeurs procédaient avec cet arc A E comme avec le plein cintre, c'est-à-dire qu'ils reculaient sur le diamètre le centre O en O', de manière à obtenir un arc réunissant le point A au point G.
C'est ainsi que, dans les voûtes du XIIe siècle, nous voyons peu à peu les arcs doubleaux s'éloigner du plein cintre pour se rapprocher de l'arc en tiers-point. La meilleure preuve que nous puissions donner à l'appui de notre hypothèse, c'est le relevé exact d'un grand nombre de ces arcs brisés primitifs qui donnent exactement une flèche plus longue que le demi-diamètre, de l'épaisseur des sommiers, une fois, deux fois, trois fois. Mais cette preuve n'est évidente que pour ceux qui ont été à même de mesurer exactement un grand nombre d'arcs doubleaux de cette époque. Voici donc une observation générale qui peut être faite par tout le monde, sans recourir à des mesures difficiles à prendre.
Il est des contrées, comme l'Île-de-France, par exemple, où les arcs doubleaux romans pleins cintres n'ont qu'une épaisseur de claveaux faible. Or ici, dans les premières voûtes possédant des arcs brisés, l'acuité de ces arcs est à peine sensible, tandis que dans les provinces où les arcs doubleaux romans pleins cintres avaient une forte épaisseur, comme en Bourgogne, l'acuité des arcs doubleaux des premières voûtes abandonnant le plein cintre est beaucoup plus marquée.
L'adoption de l'arc brisé était si bien le résultat des observations que les constructeurs avaient faites sur la déformation des arcs plein cintre, savoir: le relèvement des reins et l'affaissement de la clef, qu'il existe un grand nombre d'arcs doubleaux du XIIe siècle tracés comme l'indique la fig. 18, c'est-à-dire ayant quatre centres: deux centres A pour les portions d'arcs B C, D E, et deux centres G pour les portions d'arcs C D comprenant les reins; cela pour présenter de C en D une plus grande résistance à l'effet de relèvement qui se fait sentir entre les points C et D; car plus la ligne C D se rapproche d'une droite, et moins elle est sujette à se briser du dedans au dehors; par ce tracé, les constructeurs évitaient de donner aux arcs doubleaux une acuité qui, pour eux encore habitués au plein cintre, ne pouvait manquer de les choquer.
Du moment que l'arc doubleau composé de deux arcs de cercle venait remplacer le plein cintre, il découlait de cette innovation une foule de conséquences qui devaient entraîner les constructeurs bien au delà du but auquel ils prétendaient arriver. L'arc brisé, l'arc en tiers-point (puisque c'est là son vrai nom), employé comme moyen de construction, nécessité par la structure générale des grands vaisseaux voûtés, obtenu par l'observation des effets résultant de la poussée des arcs plein cintre, est une véritable révolution dans l'histoire de l'art de bâtir. On a dit: «Les constructeurs du moyen âge, en adoptant l'arc en tiers-point, n'ont rien inventé: il y a des arcs brisés dans les monuments les plus anciens de Grèce et d'Étrurie. La section du trésor d'Atrée à Mycènes donne un arc en tiers-point, etc.» Cela est vrai; toutefois on omet un point assez important: c'est que les pierres composant ces arcs sont posées en encorbellement, que leurs lits ne sont pas normaux à la courbe, qu'ils sont horizontaux; cela est moins que rien pour ceux qui ne se préoccupent que de la forme extérieure; mais pour nous, praticiens, ce détail a cependant son importance. Et d'ailleurs, quand les Grecs ou les Romains auraient fait des voûtes engendrées par des arcs brisés, qu'est-ce que cela ferait, si le principe général de la construction ne dérive pas de la combinaison de ces courbes et de l'observation de leurs effets obliques? Il est évident que, du jour où l'homme a inventé le compas et le moyen de tracer des cercles, il a trouvé l'arc brisé: que nous importe s'il n'établit pas un système complet sur l'observation des propriétés de ces arcs? On a voulu voir encore, dans l'emploi de l'arc en tiers-point pour la construction des voûtes, une idée symbolique ou mystique; on a prétendu démontrer que ces arcs avaient un sens plus religieux que l'arc plein cintre. Mais on était tout aussi religieux au commencement du XIIe siècle qu'à la fin, sinon plus, et l'arc en tiers-point apparaît précisément au moment où l'esprit d'analyse, où l'étude des sciences exactes et de la philosophie commence à germer au milieu d'une société jusqu'alors à peu près théocratique. L'arc en tiers-point et ses conséquences étendues dans la construction apparaissent, dans nos monuments, quand l'art de l'architecture est pratiqué par les laïques et sort de l'enceinte des cloîtres, où jusqu'alors il était exclusivement cultivé.
Les derniers constructeurs romans, ceux qui après tant d'essais en viennent à repousser le plein cintre, ne sont pas des rêveurs: ils ne raisonnent point sur le sens mystique d'une courbe; ils ne savent pas si l'arc en tiers-point est plus religieux que l'arc plein cintre; ils bâtissent, ce qui est plus difficile que de songer creux. Ces constructeurs ont à soutenir des voûtes larges et hautes sur des piles isolées: ils tremblent à chaque travée décintrée; ils apportent chaque jour un palliatif au mal apparent; ils observent avec inquiétude le moindre écartement, le moindre effet produit, et cette observation est un enseignement incessant, fertile; ils n'ont que des traditions vagues, incomplètes, l'obscurité autour d'eux, les monuments qu'ils construisent sont leur unique modèle; c'est sur eux qu'ils font des expériences; ils n'ont recours qu'à eux-mêmes, ne s'en rapportent qu'à leurs propres observations.
Lorsqu'on étudie scrupuleusement les constructions élevées au commencement du XIIe siècle, que l'on parvient à les classer chronologiquement, que l'on suit les progrès des principales écoles qui bâtissent en France, en Bourgogne, en Normandie, en Champagne, on est encore saisi aujourd'hui par cette sorte de fièvre qui possédait ces constructeurs; on partage leurs angoisses, leur hâte d'arriver à un résultat sûr; on reconnaît d'un monument à l'autre leurs efforts; on applaudit à leur persévérance, à la justesse de leur raison, au développement de leur savoir si borné d'abord, si profond bientôt. Certes, une pareille étude est utile pour nous, constructeurs du XIXe siècle, qui sommes disposés à prendre l'apparence pour la réalité, et qui mettons souvent la vulgarité à la place du bon sens.
Déjà, au commencement du XIIe siècle, l'arc en tiers-point était adopté pour les grandes voûtes en berceau dans une partie de la Bourgogne, dans l'Île-de-France et en Champagne, c'est-à-dire dans les provinces les plus avancées, les plus actives, sinon les plus riches. Les hautes nefs des églises de Beaune, de Saulieu, de la Charité-sur-Loire, de la cathédrale d'Autun, sont couvertes par des voûtes en berceau formées de deux arcs de cercle se coupant, bien que, dans ces monuments mêmes, les archivoltes des portes et des fenêtres demeurent pleins cintres. C'est une nécessité de construction qui impose l'arc brisé dans ces édifices, et non un goût particulier; car, fait remarquable, tous les détails de l'architecture de ces monuments reproduisent certaines formes antiques empruntées aux édifices gallo-romains de la province. Grâce à cette innovation de l'arc brisé appliqué aux berceaux, ces églises sont restées debout jusqu'à nos jours, non sans avoir cependant subi des désordres assez graves pour nécessiter,