Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4 - (C suite). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
élevé que les clefs D des arcs générateurs, et la voûte, au lieu d'être le résultat de la rencontre de deux demi-cylindres, fut un composé de surfaces courbes sans nom, mais se rapprochant de la coupole. Cette démonstration élémentaire est nécessaire, car elle est la clef de tout le système des voûtes au moyen âge. Ce premier résultat, dû bien plutôt à l'ignorance qu'au calcul, fut cependant un des principes les plus féconds dans l'histoire de la construction. D'ailleurs il indique autre chose que l'ignorance grossière, il dénote une certaine liberté réfléchie dans l'emploi des moyens de bâtir, dont l'importance est considérable; et, en effet, une fois affranchis des traditions romaines, les constructeurs du moyen âge furent de plus en plus conséquents avec leurs principes; ils en comprirent bientôt toute l'étendue, et s'y abandonnèrent franchement; cependant, suivons-les pas à pas. Il s'agissait donc, une fois le principe de la voûte d'arête romaine ainsi modifié, d'appliquer ces voûtes à des plans barlongs, car les constructeurs reconnaissaient le danger des larges voûtes en berceaux.
Soit donc (5) A B C D le parallélogramme d'une travée de nef en plan, qu'il s'agit de couvrir par une voûte d'arête. Soit A E B l'extrados demi-circulaire des arcs doubleaux rabattus, et A F C l'extrados demi-circulaire des formerets également rabattus. Il est clair que le rayon H F sera plus court que le rayon G E, partant, la clef E plus élevée que la clef F. Si nous traçons un demi-cercle sur la diagonale A D comme étant la courbe sur laquelle devront se rencontrer les voûtes engendrées par les demi-cercles A E B, A F C, il en résultera que les arêtes AI, BI, DI, CI, au lieu d'être saillantes dans tout leur développement, seront creuses, au contraire, à peu près dans les deux tiers de leur longueur, et principalement en se rapprochant de la clef I.
En effet, soit (6) la coupe transversale de la voûte suivant H O. Soit H'F' la coupe du formeret, H'I'O' la projection verticale de la diagonale AD ou BC. La ligne droite, tirée de la clef F' à la clef I', laisse un segment de cercle K L I' au-dessus de cette ligne; d'où il résulterait que cette portion de voûte devrait être convexe à l'intrados au lieu d'être concave, et que, par conséquent, elle ne serait pas constructible. Posant donc des formerets et arcs doubleaux sur les arcs diagonaux, des couchis en planches pour fermer les triangles des voûtes en maçonnerie, les constructeurs garnirent ces couchis d'un massif épais en terre suivant une courbe donnée par les trois points F'I'F'', c'est-à-dire donnée par les sommets des arcs diagonaux et des arcs formerets: ainsi les arêtes diagonales redevenaient saillantes; sur ce massif, on posa les rangs de moellons parallèlement à la section F'I' pour fermer la voûte.
Le résultat de ces tâtonnements fut que les voûtes d'arêtes n'étaient plus des pénétrations de cylindres ou de cônes, mais d'ellipsoïdes. La première difficulté étant franchie, des perfectionnements rapides ne devaient pas tarder à se développer. Mais d'abord, comment, par quels procédés mécaniques ces voûtes étaient-elles construites? La voûte d'arête romaine, construite par travées, n'avait point d'arcs doubleaux: elle portait sur des piles ou des colonnes saillantes, ainsi que le représente la fig. 7, c'est-à-dire (voy. la projection horizontale A d'une de ces voûtes) que les diagonales B C, D E, produites par la pénétration de deux demi-cylindres de diamètres égaux et formant arêtes saillantes, portaient sur angles saillants des piles. Mais les architectes romans ayant d'abord renforcé les grandes voûtes en berceau par des arcs doubleaux, ainsi que fait voir notre fig. 3, et venant à remplacer ces voûtes demi-cylindriques par des voûtes d'arêtes barlongues, conservèrent les arcs doubleaux; ils ne pouvaient faire autrement, puisque les diagonales de ces voûtes étaient des demi-cercles et que leur sommet s'élevait au-dessus du sommet des arcs dont le diamètre était donné par l'écartement des piles.
Afin de nous faire comprendre, soit (8) la coupe longitudinale d'une voûte d'arête romaine composée de travées; la ligne AB est horizontale: c'est la coupe du demi-cylindre longitudinal.
Soit (8 bis) la coupe longitudinale d'une voûte d'arête romane sur plan barlong, la ligne AB est une suite de courbes, ou tout au moins de lignes brisées réunissant les points CD, sommets des arcs transversaux aux points de rencontre E des demi-cercles diagonaux. Il fallait nécessairement conserver sous les points C D des arcs saillants, des arcs doubleaux, qui n'étaient, comme nous l'avons dit plus haut, que des cintres permanents.
Dès lors les arêtes diagonales devaient prendre leur point de départ en retraite de la saillie des piles ou colonnes, celles-ci étant uniquement destinées à porter les arcs doubleaux, c'est-à-dire (9) que les arêtes durent partir des points F au lieu de partir des points G, et que les sommiers des arcs doubleaux se reposèrent sur les assiettes F H G I. Lorsqu'il s'agissait donc de fermer les voûtes, les constructeurs posaient les couchis portant les massifs ou formes en terre sur l'extrados de ces arcs doubleaux et sur les deux cintres diagonaux en charpente.
Dans les constructions élevées chez tous les peuples constructeurs, les déductions logiques se suivent avec une rigueur fatale. Un pas fait en avant ne peut jamais être le dernier; il faut toujours marcher: du moment qu'un principe est le résultat du raisonnement, il en devient bientôt l'esclave. Tel est l'esprit des peuples occidentaux; il perce dès que la société du moyen âge commence à se sentir et à s'organiser; il ne saurait s'arrêter, car le premier qui établit un principe sur un raisonnement ne peut dire à la raison: «Tu n'iras pas plus loin.» Les constructeurs, à l'ombre des cloîtres, reconnaissent ce principe dès le XIe siècle. Cent ans après, ils n'en étaient plus les maîtres. Évêques, moines, seigneurs, bourgeois, l'eussent-ils voulu, n'auraient pu empêcher l'architecture romane de produire l'architecture dite gothique: celle-ci n'était que la conséquence fatale de la première. Ceux qui veulent voir dans l'architecture gothique (toute laïque) autre chose que l'émancipation d'un peuple d'artistes et d'artisans auxquels on a appris à raisonner, qui raisonnent mieux que leurs maîtres et les entraînent malgré eux bien loin du but que tout d'abord ils voulaient atteindre, avec les forces qu'on a mises entre leurs mains; ceux qui croient que l'architecture gothique est une exception, une bizarrerie de l'esprit humain, n'en ont certes pas étudié le principe, qui n'est autre que l'application rigoureusement suivie du système inauguré par les constructeurs romans. Il nous sera aisé de le démontrer. Poursuivons.
Nous voyons déjà, à la fin du XIe siècle, le principe de la voûte d'arête romaine mis de côté 1. Les arcs doubleaux sont admis définitivement comme une force vive, élastique, libre, une ossature sur laquelle repose la voûte proprement dite. Si les constructeurs admettaient que ces cintres permanents fussent utiles transversalement, ils devaient admettre de même leur utilité longitudinalement.
Ne considérant plus les voûtes comme une croûte homogène, concrète, mais comme une suite de panneaux à surfaces courbes, libres, reposant sur des arcs flexibles; la rigidité des murs latéraux contrastait avec le nouveau système; il fallait que ces panneaux fussent libres dans tous les sens, autrement les brisures, les déchirements eussent été d'autant plus dangereux que ces voûtes eussent été portées sur des arcs flexibles dans un sens et sur des murs rigides dans l'autre. Ils bandèrent des formerets d'une pile à l'autre, sur les murs, dans le sens longitudinal. Ces formerets ne sont que des demi-arcs doubleaux noyés en partie dans le mur, mais ne dépendant pas de sa construction. Par ce moyen, les voûtes reposaient uniquement sur les piles, et les murs ne devenaient que des clôtures, qu'à la rigueur on pouvait bâtir après coup ou supprimer. Il fallait une assiette à ces formerets, un point d'appui particulier; les constructeurs romans ajoutèrent donc, à cet effet, un nouveau membre à leurs piles, et la voûte d'arête prit naissance dans l'angle rentrant formé par le sommier de
1
C'est dans la nef de l'église de Vézelay qu'il faut constater l'abandon du système romain. Là les voûtes hautes d'arêtes, sur plan barlong, sont déjà des pénétrations d'ellipsoïdes, avec arcs doubleaux saillants et formerets.