Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6 - (G - H - I - J - K - L - M - N - O). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
on prétendait qu'un livre est rempli d'erreurs, que les idées de l'auteur sont confuses, son sujet mal développé, mais qu'il est écrit avec élégance. La première loi, pour un écrivain, c'est de savoir ce qu'il veut dire et de se faire comprendre; la clarté est une des conditions du goût en littérature comme en architecture. Pour exprimer ses idées avec clarté, avec élégance, faut-il avoir des idées, faut-il que ces idées précèdent la forme qui devra servir à les exprimer. Mais si, au contraire, nous nous préoccupons de la forme avant de savoir ce qu'elle devra exprimer, nous ne faisons pas preuve de goût. Si les portiques des Romains, élevés près des places publiques; si ces vastes promenoirs couverts, accessibles à la foule, laissant circuler l'air et la lumière sous un beau climat, marquaient le goût des maîtres du monde en fait de constructions urbaines, la colonnade du Louvre, élevée sur un rez-de-chaussée, inaccessible au public, n'abritant les rares visiteurs qui la parcourent ni du soleil ni de la pluie, n'étant pas en rapport de proportions et de dimensions avec les autres parties du palais, ne peut raisonnablement passer pour une oeuvre de goût. Nous admettrons bien, si l'on veut, que l'ordre est étudié avec goût, c'est-à-dire qu'il est en rapport harmonieux de proportions avec lui-même; mais ce portique, comme portique appliqué à un palais, est de très-mauvais goût.
Il est des temps, heureux pour l'art, où le goût n'a pas besoin d'être défini; il existe par cela même que l'art est vrai, qu'il se soumet aux enseignements de la raison, qu'il ne répudie pas son origine et ne parle qu'autant qu'il a quelque chose à dire. Dans ces temps, on ne se préoccupe pas de donner les règles du goût, pas plus que parmi d'honnêtes gens on ne se préoccupe de discuter sur ce qui est licite et ce qui ne l'est pas. On commence à parler du goût quand le goût s'éloigne de l'art pour se réfugier dans l'esprit de rares artistes; on n'écrit des livres sur la vertu que quand le vice domine. Ces temps heureux sont loin de nous; ils ont existé chez les Grecs de l'antiquité, ils ont brillé pendant le moyen âge, ils pourraient renaître peut-être, à la condition d'admettre que le goût consiste dans l'observation de principes très-simples, non dans la préférence donnée à telle forme sur une autre. Quand le goût est renfermé dans les limites d'une coterie, si puissante qu'on veuille la supposer, ce n'est plus qu'une prétention funeste, dont chacun tend à s'affranchir; car le goût, le bon goût possède ce privilége de s'imposer à travers les temps et malgré les préjugés comme tout ce qui découle de la vérité. Mais à peine, aujourd'hui, si l'on s'entend sur ce que c'est que le goût. On professe, lorsqu'il s'agit d'architecture, de véritables hérésies en matière de goût; on donne, chaque jour, comme des modèles de goût, des oeuvres dont il est impossible de comprendre le sens, qui ne se font remarquer que par un désaccord complet entre le but et l'apparence. On nous dit que cette façade est de bon goût; mais, pourquoi? Est-ce parce que toutes ses parties sont symétriques, qu'elle est ornée de colonnes et de statues, que de nombreux ornements sont répandus partout? Mais cette symétrie extérieure cache des services fort divers: ici une grande salle, là des cabinets, plus loin un escalier. Cette fenêtre qui éclaire la chambre du maître est de même taille et de même forme que cette autre qui s'ouvre sur un couloir. Ces colonnes saillantes accusent-elles des murs de refend, tiennent-elles lieu de contre-forts? Mais les murs de refend sont placés à côté de ces colonnes et non sur leur axe; les contre-forts sont superflus, puisque les planchers ne portent même pas sur ce mur de face. Nous voyons des niches évidées au milieu de trumeaux là où nous aurions besoin de trouver un point d'appui. Pourquoi, si nous raillons ces gens qui veulent paraître autres qu'ils ne sont, si nous méprisons un homme qui cherche à nous en imposer sur sa qualité, sur son rang dans le monde, et si nous trouvons ses façons d'être de très-mauvais goût, pourquoi trouvons-nous qu'il y ait du goût à élever une façade de palais devant des bureaux de commis, à placer des colonnades devant des murs qui n'en ont nul besoin, à construire des portiques pour des promeneurs qui n'existent pas, à cacher des toits derrière des acrotères comme une chose inconvenante, à donner à une mairie l'aspect d'une église, ou à un palais de justice l'apparence d'un temple romain? Le goût n'est pas, comme le pensent quelques-uns, une fantaisie plus ou moins heureuse, le résultat d'un instinct. Personne ne naît homme de goût. Le goût, au contraire, n'est que l'empreinte laissée par une éducation bien dirigée, le couronnement d'un labeur patient, le reflet du milieu dans lequel on vit. Savoir, ne voir que de belles choses, s'en nourrir, comparer; arriver, par la comparaison, à choisir; se défier des jugements tout faits, chercher à discerner le vrai du faux, fuir la médiocrité, craindre l'engouement, c'est le moyen de former son goût. Le goût est comme la considération: on ne l'acquiert qu'à la longue, en s'observant et en observant, en ne dépassant jamais la limite du vrai et du juste, en ne se fiant point au hasard. Comme l'honneur, le goût ne souffre aucune tache, aucun écart, aucune concession banale, aucun oubli de ce que l'on doit aux autres et à soi-même. Le respect pour le public est, de la part d'un artiste qui produit une oeuvre, la première marque de goût. Or la sincérité est la meilleure façon d'exprimer le respect. Si le mensonge était jamais permis, ce serait envers ceux que l'on méprise. Cependant nous nous sommes éloignés des règles du goût à ce point, dans l'art de l'architecture, que nous ne montrons plus au public que des apparences. Nous simulons la pierre avec des enduits ou du ciment, le marbre et le bois avec de la peinture. Ces voussures que vous croyez en pierre sculptée ne sont qu'un plâtrage sur des lattes; ces panneaux de chêne, ce sont des planches de sapin recouvertes de pâtes et d'une couche de décoration; ces pilastres de marbre et d'or, qui paraissent porter une corniche et soutenir un plafond, sont des plaques de plâtre accrochées au mur chargé de leur poids inutile. Ces caissons du plafond lui-même, qui nous représentent des compartiments de menuiserie, ne sont autre chose que des enduits moulurés suspendus par des crampons de fer à un grossier plancher qui n'a nul rapport avec cette décoration; si bien que, dans cette salle où vous croyez voir la main-d'oeuvre le disputer à la richesse de la matière, tout est mensonge. Ces piliers qui paraissent porter sont eux-mêmes accrochés comme des tableaux; ces arcs masquent des plates-bandes en bois ou en fer; cette voûte est suspendue à un plancher qu'elle fatigue; ces colonnes de marbre sont des cylindres de stuc revêtant des poteaux. L'artiste, dites-vous, est homme de goût; oui, si c'est faire preuve de goût de se moquer de vous et de tromper le public sur la qualité de l'oeuvre.
Comment procédaient cependant ces artistes du moyen âge en France, accusés de mauvais goût par les beaux-esprits des XVIIe et XVIIIe siècles, peu connaisseurs en architecture, et par nos débiles écoles modernes, copiant avec du carton et du plâtre les robustes splendeurs de ces derniers siècles, et tombant, de contrefaçons en contrefaçons, par ennui et fatigue, par défaut de principes et de convictions, jusqu'à l'imitation du style du temps de Louis XVI, comme si l'art de ce temps d'affaissement possédait un style? comme si, pour en venir à cette triste extrémité, il était nécessaire d'envoyer nos jeunes architectes à Rome et à Athènes s'inspirer des arts de l'antiquité?
Leur première loi était la sincérité. Avaient-ils de la pierre, du bois, du métal, des stucs à mettre en oeuvre? ils donnaient à chacune de ces matières la structure, la forme et la décoration qui pouvaient leur convenir; et, lors même qu'ils tentaient d'imposer à l'une de ces matières des formes empruntées à d'autres, le goût leur traçait les limites qu'on ne saurait dépasser, car jamais ils ne cherchaient à tromper sur l'apparence. On peut bien trouver que telle rose, tels meneaux sont délicatement travaillés: personne ne prendra une rose en pierre, des meneaux en pierre pour du bois ou du fer; encore ces détails des édifices religieux ne sont-ils que des claires-voies, des accessoires qui ne tiennent pas à la véritable structure, on le reconnaît sans être architecte. Pour eux, une salle est une salle; une maison, une maison; un palais, un palais; une église, une église; un château, un château; et jamais il ne leur serait venu à l'esprit de donner à un édifice municipal la silhouette d'une église en manière de pendant, pour amuser les badauds, grands amateurs de la symétrie. Font-ils couvrir cette salle d'un berceau en bois? c'est bien un lambris que nous voyons, non point le simulacre d'une voûte en maçonnerie. Font-ils un plafond? c'est la structure du plancher qui donne ses compartiments, sa décoration. À leur avis, un toit est fait pour couvrir un édifice; aussi lui donnent-ils la pente suffisante pour rejeter les eaux; ils ne le dissimulent pas derrière un attique; dans un même palais, ils n'élèveront pas des