Tableau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique. Constantin-François Volney

Tableau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique - Constantin-François Volney


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ce local une eau stagnante, et très-probablement un lac; le lecteur observera que partout où il y a rapide, il y a stagnation dans la nappe d’eau qui le précède, comme il arrive aux vannes des moulins: les arbres durent donc s’entasser dans ce lieu: lorsque le fleuve eut creusé sa brèche et abaissé son niveau, les crues de chaque année y vinrent déposer cette argile rouge que l’on y trouve; et elle y décèle avec évidence une origine étrangère, en ce que cette qualité de terre appartient au cours supérieur du fleuve, et spécialement au sillon dit de sud-ouest.

      Il serait néanmoins possible que l’on citât ou que l’on découvrît sur la côte atlantique des veines ou des mines de charbon fossile qui se refusassent à cette théorie; mais un ou plusieurs exemples ne suffiraient pas à la renverser, parce que toute la côte atlantique, c’est-à-dire tout le pays situé entre l’Océan et l’Alleghany, depuis l’embouchure du Saint-Laurent jusqu’aux Antilles, a été bouleversé par des tremblements de terre dont les traces se rencontrent partout, et ces tremblements ont altéré et presque détruit, dans toute cette étendue, l’ordre horizontal régulier des couches de terres et des bancs de pierres qui les supportaient.

      Désormais j’ai assez développé l’état et les circonstances du sol des États-Unis: il me reste à dire un mot sur l’une des singularités physiques les plus remarquables de cette contrée, celle-même qui la caractérise le plus particulièrement, puisque le reste du globe n’a pas encore offert son pendant; je veux parler de la chute du fleuve Saint-Laurent à Niagara.

      CHAPITRE VI. De la chute de Niagara et de quelques autres chutes remarquables

      QUELQUES voyages publiés récemment64 ont déja donné sur la chute de Niagara des détails propres à faire connaître ce phénomène gigantesque; mais parce qu’ils me paraissent s’être attachés à en décrire plutôt l’imposant spectacle que les circonstances topographiques, dont néanmoins il n’est que l’effet, je crois devoir m’occuper spécialement de cette dernière partie, qui a son genre d’intérêt.

      C’est un incident réellement étrange en géographie, qu’un fleuve de 700 mètres de largeur (c’est-à-dire la longueur du jardin des Tuileries), sur une profondeur moyenne de 15 pieds de courant, à qui tout-à-coup manque le sol de la plaine où il serpente, et qui, d’un seul jet, précipite toute sa masse de 144 pieds de hauteur, dans un terrain inférieur ou il poursuit son cours, sans que d’ailleurs l’œil du spectateur aperçoive aucune montagne qui ait gêné ou barré sa route. L’on n’imagine point par quelle localité singulière la nature a disposé et nécessité cette scène prodigieuse; et quand on l’a reconnu, l’on demeure presque aussi surpris de la simplicité des moyens, que de la grandeur du résultat.

      Pour que le lecteur saisisse facilement l’ensemble de ce tableau, il doit d’abord se rappeler que tout le pays compris entre le lac d’Érié et l’Ohio, est un vaste plateau d’un niveau supérieur à presque tout ce continent, comme il est prouvé par les sources des différents fleuves qui en découlent, les uns au golfe du Mexique, les autres à la mer du Nord et à l’océan Atlantique. Du côté de l’ouest et du nord-ouest, ce plateau vient sans interruption des Savanes situées par-delà le Mississipi et les lacs auxquels il sert d’appui; du côté du sud et de l’est, il se joint aux rampes des Alleghanys; mais du côté du nord, lorsqu’il a dépassé le lac Érié, environ 6 à 7 milles avant le lac Ontario, le terrain subit tout-à-coup une forte dépression, et, par une pente brusque, il verse dans une autre plaine d’un niveau inférieur de plus de 230 pieds, dans laquelle s’assied le lac Ontario. Lorsqu’on vient du côté de ce lac, on saisit facilement cette disposition de terrain; de très-loin sur la nappe d’eau douce, l’on aperçoit devant soi comme un haut rempart, dont l’escarpement garni de forêts, semble devoir interdire tout passage ultérieur: l’on entre dans le Saint-Laurent, que l’on remonte jusqu’au village de Queens-town, et bientôt l’on aperçoit sur la gauche une gorge étroite et profonde, d’où sort le fleuve assez rapide, mais calme: la cascade reste encore une énigme: cet escarpement vient de Toronto, ou même de plus loin, et côtoyant la rive nord du lac Ontario à la distance variable d’un et deux milles, il tourne par une courbe à l’est, sur la rive méridionale du lac, traverse le Saint-Laurent à 7 milles de son embouchure, la rivière Génésee à huit de la sienne, puis se recourbe encore vers le sud, et par une ligne distante de 5 à 6 milles ouest du lac Seneca, où je reconnus sa rampe65, il va se rejoindre, presque de plain-pied, aux rameaux des Alleghanys, d’où ce lac tire ses principales eaux.

      L’on peut même dire, que presque de niveau dans cette partie avec ces montagnes, le plateau se prolonge avec elles jusqu’au fleuve Hudson, où il se termine comme à Niagara par une rampe également haute et rapide; ce qui présente un autre incident également remarquable en géographie, d’un terrain où la marée pénètre à plus de 166 milles précisément au pied d’un autre où viennent prendre leurs sources des rivières, telles que la Delaware, dont le cours en a plus de quatre cents.

      L’artifice du local de Niagara est plus difficile à saisir pour ceux qui viennent du côté du lac Érié, ainsi qu’il m’arriva le 24 octobre 1796. Depuis ce lac, et même voguant sur ses eaux, l’on n’a en vue aucune montagne, excepté par le travers de Presqu’île, où l’on découvre quelques têtes basses et lointaines dans le nord-ouest de la Pensylvanie. Le pays où coule le Saint-Laurent ne présente qu’une vaste plaine couverte de forêts; et le cours du fleuve, qui file à peine 3 milles à l’heure, n’indique point encore l’accident qui l’attend plus bas. Ce n’est que vers l’embouchure du ruisseau Chipéwas, six lieues au-dessous du lac Érié, que l’eau devenant plus rapide, avertit les rameurs de serrer le rivage et de prendre port au village situé à cet endroit: là, le fleuve déploie une nappe d’eau d’environ 350 toises de large, de toutes parts bordée de futaies. L’on n’est plus qu’à 2000 toises (2 milles et demi) de la cascade: l’on entend un bruit sourd et lointain, comme des vagues de la mer; et ce bruit est plus ou moins grand, selon le vent régnant; mais l’œil n’aperçoit encore rien. L’on suit à pied une route sauvage tracée par des charrettes, sur la rive gauche du fleuve, que les arbres empêchent de voir en avant. Au bout d’un mille l’on aperçoit le fleuve tournant sur sa gauche, et s’engageant un mille encore plus bas parmi les écueils qu’il couvre d’écume.... Par-delà ces brisants, l’on voit sortir d’un enfoncement dans la forêt un nuage de vapeurs.... et plus aucune trace de fleuve: le bruit est bien plus violent, mais l’on ne voit point encore la chute: l’on continue de marcher sur le rivage, qui d’abord n’excédait que de 10 à 12 pieds la surface de l’eau, mais qui bientôt s’approfondit à 20, à 30 et 50, et indique, par cette pente, l’accélération du courant. Alors quelques ravins obligent de faire encore sur la gauche un détour qui écarte du fleuve: pour y revenir, il faut traverser les terrains d’une ferme déja établie, et enfin, se dégageant des arbres et des broussailles, l’on arrive sur le flanc de la cataracte66: c’est là qu’on voit le fleuve se précipiter tout entier dans un ravin ou canal creusé par lui-même, d’environ 66 mètres (200 pieds) perpendiculaires de profondeur sur une largeur d’environ 400 mètres (1200 pieds). Il y est encaissé comme entre deux murailles de rochers dont les parois sont tapissées de cèdres, de sapins, de hêtres, de chênes, de bouleaux, etc. Ordinairement les voyageurs contemplent la chute de ce local, où un roc proéminent domine sur l’abîme: quelques voyageurs de la société dont je faisais partie lui donnèrent en effet la préférence; d’autres, auxquels je me joignis, informés que l’on pouvait descendre 5 à 600 toises plus bas, au fond du ravin, par les échelles du gouverneur Simcoe, pensèrent que l’on y jouirait mieux de toute la grandeur du spectacle, les objets de ce genre produisant plus d’effet lorsqu’ils sont vus de bas en haut. Nous descendîmes, non sans difficulté, par ces échelles qui ne sont que des troncs d’arbres entaillés et fixés contre la paroi du précipice: parvenus au fond, nous pûmes remonter vers la chute par une rive de roches écroulées et de sables déposés, où nous trouvâmes des cadavres de daims et de sangliers que la cataracte avait entraînés


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<p>64</p>

Voyage dans les États-Unis d’Amérique, par Larochefoucauld-Liancourt, tome II.

Voyage dans le Haut-Canada, par Isaac Weld, tome II.

Ces deux livres peuvent passer pour une bibliothèque portative des États-Unis.

<p>65</p>

A un mille et demi de New-Geneva, venant de Canandarké, je me trouvai au bord d’un amphithéâtre d’une pente plus douce et plus longue que celle dont je parlerai bientôt; mais d’une vue encore plus magnifique, car l’on y découvre, sans obstacle et d’un seul coup d’œil, un immense bassin parfaitement plane, composé, au nord-est, du lac Ontario, et à l’est, d’une véritable mer de forêts, parsemée de quelques fermes et villages, et des nappes d’eaux des lacs iroquois.

<p>66</p>

Déja des colons ont profité de cette pente pour construire des moulins à scie et à farine.