Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy
Bonaparte, qui l'avait remplacé dans le commandement de l'armée de l'intérieur, n'eût pas usé de tout son crédit pour lui sauver la vie. Des actes si multipliés de courage et de générosité suffisent bien, et au delà, pour faire pardonner à ce brave officier l'orgueil, d'ailleurs fort légitime, avec lequel il se vantait d'avoir armé les gardes nationales, et fait substituer au drapeau blanc, le drapeau tricolore, qu'il appelait mon pavillon. Du gouvernement du Piémont, il passa à celui de Venise, et mourut, en 1810, d'amour, malgré ses soixante ans, pour une actrice qu'il avait suivie de Venise à Reggio.
L'institution de l'ordre de la Légion-d'Honneur précéda de peu de jours la proclamation du consulat à vie. Cette proclamation donna lieu à une fête qui fut célébrée le 15 août. C'était le jour anniversaire de la naissance du premier consul, et l'on profita de l'occasion pour fêter, pour la première fois, cet anniversaire. Ce jour-là le premier consul prit ses trente-trois ans.
Au mois d'octobre suivant, je suivis le premier consul dans son voyage en Normandie. Nous nous arrêtâmes à Ivry, dont le premier consul visita le champ de bataille. Il dit, en y arrivant: «Honneur à la mémoire du meilleur Français qui se soit assis sur le trône de France!» Et il ordonna le rétablissement de la colonne qu'on avait érigée en souvenir de la victoire remportée par Henri IV.
Le lecteur me saura peut-être gré de rapporter ici les inscriptions qui furent gravées sur les quatre faces de la pyramide.
Napoléon Bonaparte, premier consul, à la mémoire de Henri IV, victorieux des ennemis de l'État, aux champs d'Ivry, le 14 mars 1590.
Les grands hommes aiment la gloire de ceux qui leur ressemblent.
L'an XI de la République française, le 7 brumaire, Napoléon Bonaparte, premier consul, après avoir parcouru cette plaine, a ordonné la réédification du monument destiné à consacrer le souvenir de Henri IV et de la victoire d'Ivry.
Les malheurs éprouvés par la France, à l'époque de la bataille d'Ivry, étaient le résultat de l'appel fait par les différens partis français aux nations espagnole et anglaise. Toute famille, tout parti qui appelle les puissances étrangères à son secours, a mérité et méritera, dans la postérité la plus reculée, la malédiction du peuple français.
Toutes ces inscriptions ont été effacées et remplacées par celle-ci: C'est ici le lieu de l'ente où se tint Henri IV, le jour de la bataille d'Ivry, le 14 mars 1590.
M. Lédier, maire d'Ivry, accompagnait le premier consul dans cette excursion. Le premier consul causa long-temps avec lui et en parut très-satisfait. Le maire d'Évreux ne lui donna pas une aussi bonne idée de ses moyens; aussi l'interrompit-il brusquement au milieu d'une espèce de compliment que ce digne magistrat essayait de lui faire, en lui demandant s'il connaissait son confrère le maire d'Ivry. «Non, général, répondit le maire.—Eh bien, tant pis pour vous, je vous engage à faire sa connaissance.»
Ce fut aussi à Évreux qu'un administrateur, d'un grade élevé, eut l'avantage d'amuser madame Bonaparte et sa suite par une naïveté que le premier consul tout seul ne trouva point divertissante, parce qu'il n'aimait pas de telles naïvetés venant d'un homme en place. M. de Ch.... faisait à l'épouse du premier consul les honneurs du chef-lieu, et il y mettait, malgré son âge, beaucoup d'empressement et d'activité. Madame Bonaparte, entre autres questions que lui dictait sa bienveillance et sa grâce accoutumées, lui demanda s'il était marié, et s'il avait de la famille.—Oh! Madame, je le crois bien, répondit M. de Ch.... avec un sourire et en s'inclinant; j'ai cinq-z-enfans.»—Ah! mon Dieu! s'écria madame Bonaparte, quel régiment! c'est extraordinaire. Comment, Monsieur, seize enfans?—Oui, Madame, cinq-z-enfans, cinq-z-enfans,» répéta l'administrateur qui ne voyait là rien de bien merveilleux, et qui ne s'étonnait que de l'étonnement manifesté par madame Bonaparte. À la fin, quelqu'un expliqua à celle-ci l'erreur que lui faisait commettre la liaison dangereuse de M. de Ch...., et ajouta le plus sérieusement qu'il put: «Daignez, Madame, excuser M. de Ch....; la révolution a interrompu le cours de ses études.» Il avait plus de soixante ans.
D'Évreux nous partîmes pour Rouen, où nous arrivâmes sur les trois heures après midi. M. Chaptal, ministre de l'intérieur, M. Beugnot, préfet du département, et M. Cambacérès, archevêque de Rouen, vinrent à la rencontre du premier consul jusqu'à un certaine distance de la ville. Le maire, M. Fontenay, l'attendait aux portes, dont il lui présenta les clefs. Le premier consul les tint quelque temps dans ses mains, et les rendit ensuite au maire, en disant assez haut pour être entendu par la foule qui entourait sa voiture: «Citoyens, je ne puis mieux confier les clefs de la ville qu'au digne magistrat qui jouit, à tant de titres, de ma confiance et de la vôtre.» Il fit monter M. Fontenay dans sa voiture, en exprimant qu'il voulait honorer Rouen dans la personne de son maire.
Madame Bonaparte était dans la voiture de son mari; le général Moncey, inspecteur-général de la gendarmerie, était à cheval à la portière de droite. Dans la seconde voiture étaient le général Soult et deux aides-de-camp; dans une troisième le général Bessières et M. de Luçay; dans une quatrième le général Lauriston. Venaient ensuite les voitures de service. Nous étions, Hambard, Hébert et moi, dans la première.
J'essayerais vainement de donner une idée de l'enthousiasme des Rouennais à l'arrivée du premier consul. Les forts de la halle et les bateliers en grand costume nous attendaient en dehors de la ville; et quand la voiture qui renfermait les deux augustes personnages fut à leur portée, ces braves gens se mirent en file deux à deux, et précédèrent ainsi la voiture jusqu'à l'hôtel de la préfecture, où le premier consul descendit.
Le préfet et le maire de Rouen, l'archevêque et le général commandant la division, dînèrent avec le premier consul, qui fut de la plus aimable gaîté pendant le repas, et mit beaucoup de sollicitude à s'informer de la situation des manufactures, des découvertes nouvelles dans l'art de fabriquer, enfin de tout ce qui pouvait se rapporter à la prospérité de cette ville essentiellement industrielle.
Le soir, et presque toute la nuit, une foule immense entoura l'hôtel, et remplit les jardins de la préfecture, qui étaient illuminés et ornés de transparens allégoriques à la louange du premier consul. Chaque fois qu'il se montrait sur la terrasse du jardin, l'air retentissait d'applaudissemens et d'acclamations qui paraissaient le flatter vivement.
Le lendemain matin, après avoir fait à cheval le tour de la ville, et visité les sites magnifiques dont elle est entourée, le premier consul entendit la messe, qui fut célébrée, à onze heures, par l'archevêque dans la chapelle de la préfecture. Une heure après, il eut à recevoir le conseil général du département, le conseil de préfecture, le conseil municipal, le clergé de Rouen, et les tribunaux. Il lui fallut entendre une demi-douzaine de discours, tous à peu près conçus dans les mêmes termes, et auxquels il répondit de manière à donner aux orateurs la plus haute opinion de leur propre mérite. Tous ces corps, en quittant le premier consul, furent présentés à madame Bonaparte, qui les accueillit avec sa grâce ordinaire.
Le soir, il y eut réception chez madame Bonaparte pour les femmes des fonctionnaires. Le premier consul assistait à cette réception, dont on profita pour lui présenter plusieurs personnes nouvellement amnistiées, qu'il reçut avec bienveillance.
Au reste, même affluence, mêmes illuminations, mêmes acclamations que la veille. Toutes les figures avaient un air de fête qui me réjouissait et contrastait singulièrement, à mon avis, avec les horribles maisons en bois, les rues sales et étroites et les constructions gothiques qui distinguaient alors la ville de Rouen.
Le lundi, 1er novembre, à sept heures du matin, le premier consul monta à cheval, escorté d'un détachement des jeunes gens de la ville, formant une garde volontaire. Il passa le pont de bateaux, et parcourut le faubourg Saint-Sever. Au retour de cette promenade, nous trouvâmes le peuple qui l'attendait à la tête du pont, et le reconduisit à l'hôtel de la préfecture, en faisant éclater la joie la plus vive.
Après le déjeuner, il y eut grand'messe par monseigneur l'archevêque,