Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy
qu'à cette aversion outrée pour la dépense il joignait une extrême sévérité à leur égard. Toutefois la première de ces deux dispositions portait probablement les gens du roi d'Étrurie à exagérer la seconde. Les maîtres par trop économes ne manquent jamais d'être jugés sévères, et en même temps sévèrement jugés, par leurs serviteurs. C'est peut-être (soit dit en passant) d'après quelque jugement de ce genre que s'est accrédité parmi de certaines personnes le bruit calomnieux qui représentait l'empereur comme pris souvent d'humeur de battre; et pourtant l'économie de l'empereur Napoléon n'était que l'amour de l'ordre le plus parfait dans les dépenses de sa maison. Ce qu'il y a de certain pour S. M. le roi d'Étrurie, c'est qu'il ne sentait pas au fond tout l'enthousiasme ni toute la reconnaissance qu'il témoignait au premier consul. Celui-ci en eut plus d'une preuve; voilà pour la sincérité. Quant au talent de gouverner et de régner, le premier consul dit à son lever à M. Cambacérès, dans ce même entretien dont j'ai tout à l'heure rapporté quelques mots, que l'ambassadeur d'Espagne se plaignait de la hauteur du prince à son égard, de sa complète ignorance, et du dégoût que lui inspirait toute espèce d'occupation sérieuse. Tel était le roi qui allait gouverner une partie de l'Italie. Ce fut le général Murat qui l'installa dans son royaume, sans se douter, selon toute apparence, qu'un trône lui était réservé, à lui-même, à quelques lieues de celui sur lequel il faisait asseoir don Louis.
La reine d'Étrurie était, au jugement du premier consul, plus fine et plus avisée que son auguste époux. Cette princesse ne brillait ni par la grâce ni par l'élégance; elle se faisait habiller dès le matin pour toute la journée, et se promenait dans son jardin, un diadème ou des fleurs sur la tête, et en robe à queue dont elle balayait le sable des allées. Le plus souvent aussi elle portait dans ses bras un de ses enfans encore dans les langes, et qui était sujet à tous les inconvéniens d'un maillot. On conçoit que, lorsque venait le soir, la toilette de sa majesté était un peu dérangée. De plus, elle était loin d'être jolie, et n'avait pas les manières qui convenaient à son rang. Mais, ce qui certainement faisait plus que compensation à tout cela, elle était très-bonne, très-aimée de ses gens, et remplissait avec scrupule tous ses devoirs d'épouse et de mère; aussi le premier consul, qui faisait si grand cas des vertus domestiques, professait-il pour elle la plus haute et la plus sincère estime.
Durant tout le mois que leurs majestés séjournèrent à Paris, ce ne fut qu'une suite de fêtes. M. de Talleyrand leur en offrit une à Neuilly d'une richesse et d'une splendeur admirables. J'étais de service, et j'y suivis le premier consul. Le château et le parc étaient illuminés d'une brillante profusion de verres de couleur. Il y eut d'abord un concert, à la fin duquel le fond de la salle fut enlevé comme un rideau de théâtre, et laissa voir la principale place de Florence, le palais ducal, une fontaine d'eau jaillissante, et des Toscans se livrant aux jeux et aux danses de leur pays, et chantant des couplets en l'honneur de leurs souverains. M. de Talleyrand vint prier leurs majestés de daigner se mêler à leurs sujets; et à peine eurent-elles mis le pied dans le jardin qu'elles se trouvèrent comme dans un lieu de féerie: les bombes lumineuses, les fusées, les feux du Bengale éclatèrent en tous sens et sous toutes les formes; des colonnades des arcs de triomphe et des palais de flammes s'élevaient, s'éclipsaient et se succédaient sans relâche. Plusieurs tables furent servies dans les appartemens, dans les jardins, et tous les spectateurs purent successivement s'y asseoir. Enfin un bal magnifique couronna dignement cette soirée d'en chantemens; il fut ouvert par le roi d'Étrurie et madame Leclerc (Pauline Borghèse).
Madame de Montesson offrit aussi à leurs majestés un bal auquel assista toute la famille du premier consul. Mais de tous ces divertissemens celui dont j'ai le mieux gardé souvenir est la soirée véritablement merveilleuse que donna M. Chaptal, ministre de l'intérieur. Le jour qu'il choisit était le 14 juin, anniversaire de la bataille de Marengo. Après le concert, le spectacle, le bal, et une nouvelle représentation de la ville et des habitans de Florence, un splendide souper fut servi dans le jardin, sous des tentes militaires, décorées de drapeaux, de faisceaux d'armes et de trophées. Chaque dame était accompagnée et servie à table par un officier en uniforme. Lorsque le roi et la reine d'Étrurie sortirent de leur tente, un ballon fut lancé, qui emporta dans les airs le nom de Marengo en lettres de feu.
Leurs majestés voulurent visiter, avant de partir, les principaux établissemens publics. Elles allèrent au conservatoire de musique, à une séance de l'Institut, à laquelle elles n'eurent pas l'air de comprendre grand'chose, et à la Monnaie, où une médaille fut frappée en leur honneur. M. Chaptal reçut les remercîmens de la reine pour la manière dont il avait accueilli et traité les nobles hôtes, comme savant à l'Institut, comme ministre dans son hôtel, et dans les visites qu'ils avaient faites dans divers établissemens de la capitale. La veille de son départ, le roi eut un long entretien secret avec le premier consul. Je ne sais ce qui s'y passa; mais, en en sortant, ils n'avaient l'air satisfaits ni l'un ni l'autre. Toutefois leurs majestés durent emporter, au total, la plus favorable idée de l'accueil qui leur avait été fait.
CHAPITRE VIII
Passion d'un fou pour mademoiselle Hortense de Beauharnais.—Mariage de M. Louis Bonaparte et d'Hortense.—Chagrins.—Caractère de M. Louis.—Atroce calomnie contre l'empereur et sa belle-fille.—Penchant d'Hortense avant son mariage.—Le général Duroc épouse mademoiselle Hervas d'Alménara.—Portrait de cette dame.—Le piano brisé et la montre mise en pièces.—Mariage et tristesse.—Infortunes d'Hortense, avant, pendant et après ses grandeurs.—Voyage du premier consul à Lyon.—Fêtes et félicitations.—Les Soldats d'Égypte.—Le légat du pape.—Les députés de la consulte.—Mort de l'archevêque de Milan.—Couplets de circonstance.—Les poëtes de l'empire.—Le premier consul et son maître d'écriture.—M. l'abbé Dupuis, bibliothécaire de la Malmaison.
Dans toutes les fêtes offertes par le premier consul à leurs majestés le roi et la reine d'Étrurie, mademoiselle Hortense avait brillé de cet éclat de jeunesse et de grâce qui faisaient d'elle l'orgueil de sa mère et le plus bel ornement de la cour naissante du premier consul.
Environ dans ce temps, elle inspira la plus violente passion à un monsieur d'une très-bonne famille, mais dont le cerveau était déjà, je crois, un peu dérangé, même avant qu'il se fût mis ce fol amour en tête. Ce malheureux rôdait sans cesse autour de la Malmaison; et dès que mademoiselle Hortense sortait, il courait à côté de la voiture, et, avec les plus vives démonstrations de tendresse, il jetait par la portière, des fleurs, des boucles de ses cheveux et des vers de sa composition. Lorsqu'il rencontrait mademoiselle Hortense à pied, il se jetait à genoux devant elle avec mille gestes passionnés, l'appelant des noms les plus touchans. Il la suivait, malgré tout le monde, jusque dans la cour du château, et se livrait à toutes ses folies. Dans le premier temps, mademoiselle Hortense, jeune et gaie comme elle l'était, s'amusa des simagrées de son adorateur. Elle lisait les vers qu'il lui adressait, et les donnait à lire aux dames qui l'accompagnaient. Une telle poésie était de nature à leur prêter à rire; aussi ne s'en faisaient-elles point faute; mais après ces premiers transports de gaîté, mademoiselle Hortense, bonne et charmante comme sa mère, ne manquait jamais de dire, d'un visage et d'un ton compatissant; «Ce pauvre homme, il est bien à plaindre!» À la fin pourtant, les importunités du pauvre insensé se multiplièrent au point de devenir insupportables. Il se tenait, à Paris, à la porte des théâtres, quand mademoiselle Hortense devait s'y rendre, et se prosternait à ses pieds, suppliant, pleurant, riant et gesticulant tout à la fois. Ce spectacle amusait trop la foule pour continuer plus long-temps d'amuser mademoiselle de Beauharnais; Carrat fut chargé d'écarter le malheureux, qui fut mis, je crois, dans une maison de santé.
Mademoiselle Hortense eût été trop heureuse si elle n'avait connu l'amour que par les burlesques effets qu'il produisait sur une cervelle dérangée. Elle n'en voyait ainsi qu'un côté plaisant et comique. Mais le moment arriva où elle dut sentir tout ce qu'il y a de douloureux et d'amer dans les mécomptes de cette passion. En janvier 1802 elle fut mariée à M. Louis Bonaparte, frère du premier consul. Cette alliance était convenable sous le rapport de l'âge, M. Louis ayant à peine vingt-quatre ans, et mademoiselle de Beauharnais n'en ayant pas plus de dix-huit; et pourtant elle fut pour les deux époux la source de longs et interminables chagrins. M. Louis