Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy
me rappelle ici, à son sujet, un petit événement qui eut lieu à la Malmaison, et qui pourra donner une idée de son caractère. Un jour que nous jouions sur la pelouse du château, je le fis tomber, en courant, sans aucune intention. Furieux de sa chute, il se relève, tire son poignard qu'il ne quittait jamais, et s'élance après moi pour m'en frapper. J'avais d'abord ri, comme les autres, de son accident, et je m'amusais à le faire courir. Mais averti par les cris de mes camarades, et m'étant retourné moi-même pour voir où en était sa poursuite, j'aperçus à la fois son arme et sa colère. Je m'arrêtai à l'instant, le pied ferme et l'œil fixé sur son poignard, et je fus assez heureux pour éviter le coup, qui cependant m'effleura la poitrine. Furieux à mon tour, comme on peut le croire, je le saisis par son large pantalon et le lançai à dix pas de moi dans la rivière de la Malmaison, qui avait à peine deux pieds de profondeur. Le plongeon calma tout d'abord ses sens, et d'ailleurs son poignard était descendu au fond de l'eau, ce qui rendait mon homme beaucoup moins redoutable. Mais dans son désappointement il se mit à crier si fort que madame Bonaparte l'entendit, et comme elle était pleine de bontés pour son mameluck, je fus tancé vertement. Toutefois ce pauvre Ali était d'humeur si peu sociable qu'il se brouilla avec toute la maison, et il finit par être envoyé à Fontainebleau comme garçon de château.
Je reviens à notre campagne. Le 13 juin, le premier consul alla coucher à Torre-di-Galifolo, où il établit son quartier-général. Depuis le jour de notre entrée à Milan, la marche de l'armée ne s'était point ralentie. Le général Murat avait passé le Pô et s'était emparé de Plaisance. Le général Lannes, toujours poussant en avant avec sa brave avant-garde, avait livré une sanglante bataille à Montebello, dont plus tard il illustra le nom en le portant. L'arrivée toute récente du général Desaix, venant d'Égypte, comblait de joie le général en chef, et ajoutait aussi beaucoup à la confiance des soldats, dont le bon et modeste Desaix était adoré. Le premier consul l'avait accueilli avec l'amitié la plus franche et la plus cordiale, et ils étaient tout d'abord restés trois heures de suite en tête-à-tête. À la fin de cette conférence, un ordre du jour avait annoncé à l'armée que le général Desaix prendrait le commandement de la division Boudet. J'entendis quelques personnes de la suite du général Desaix dire que sa patience et l'égalité de son humeur avaient été mises à de rudes épreuves, pendant sa traversée, par des vents contraires, des relâches forcées, l'ennui de la quarantaine, et surtout par les mauvais procédés des Anglais, qui l'avaient quelque temps retenu prisonnier sur leur flotte, en vue des côtes de France, quoiqu'il fût porteur d'un passe-port signé en Égypte par les autorités anglaises et par suite d'une capitulation réciproquement acceptée. Aussi son ressentiment contre eux était des plus ardens, et il regrettait vivement, disait-il, que les ennemis qu'il allait avoir à combattre ne fussent pas des Anglais. Malgré la simplicité de ses goûts et de ses habitudes, personne n'était plus avide de gloire que ce brave général. Toute sa colère contre les Anglais ne venait que de la crainte qu'il avait eue de ne point arriver à temps pour cueillir de nouveaux lauriers. Il n'arriva que trop à temps pour trouver une mort glorieuse, mais, hélas! si prématurée!
Ce fut le 14 que se livra la célèbre bataille de Marengo. Elle commença de bonne heure et dura toute la journée. J'étais resté au quartier avec toute la maison du premier consul. Nous étions en quelque sorte à portée de canon du champ de bataille, et il en arrivait sans cesse des nouvelles qui ne s'accordaient guère: l'une représentait la bataille comme entièrement perdue, la suivante nous donnait la victoire; il y eut un moment où l'augmentation du nombre de nos blessés et le redoublement du canon des Autrichiens nous firent croire un instant que nous étions perdus; puis tout à coup on vint nous dire que cette déroute apparente n'était que l'effet d'une manœuvre hardie du premier consul, et qu'une charge du général Desaix avait assuré le gain de la bataille. Mais la victoire coûtait cher à la France et au cœur du premier consul. Desaix, atteint d'une balle, était tombé mort sur le coup, et la douleur des siens n'ayant fait qu'exaspérer leur courage, ils avaient culbuté à la baïonnette l'ennemi déjà coupé par une charge brillante du général Kellermann.
Le premier consul coucha sur le champ de bataille. Malgré la victoire décisive qu'il venait de remporter, il était plein de tristesse, et dit, le soir, devant Hambart et moi, plusieurs choses qui prouvaient la profonde affliction qu'il ressentait de la mort du général Desaix: «que la France venait de perdre un de ses meilleurs défenseurs, et lui son meilleur ami; que personne ne savait tout ce qu'il y avait de vertu, dans le cœur de Desaix, et de génie dans sa tête.» Il se soulagea ainsi de sa douleur, en faisant à tous et à chacun l'éloge du héros qui venait de mourir au champ d'honneur. «Mon brave Desaix, dit-il encore, avait toujours souhaité de mourir ainsi.» Puis il ajouta, ayant presque les larmes aux yeux, «Mais la mort devait-elle être si prompte à exaucer son vœu!» Il n'y avait pas un soldat dans notre armée victorieuse qui ne partageât un si juste chagrin. Les aides-de-camp du général, Rapp et Savary, restaient plongés dans le plus amer désespoir auprès du corps de leur chef, que, malgré sa jeunesse, ils appelaient leur père, plus encore pour exprimer son inépuisable bonté pour eux, qu'à cause de la gravité de son caractère. Par une suite de son respect pour la mémoire de son ami, le général en chef, quoique son état-major fût au complet, s'attacha ces deux jeunes officiers en qualité d'aides-de-camp.
Le commandant Rapp (il n'avait alors que ce grade) était dès ce temps ce qu'il a été toute sa vie, bon, plein de courage et universellement aimé. Sa franchise, quelquefois un peu brusque, plaisait à l'empereur. J'ai mille fois entendu celui-ci faire l'éloge de son aide-de-camp; il ne l'appelait que mon brave Rapp. Ce digne général n'était pas heureux dans les combats, et il était fort rare qu'il prît part à une affaire sans en rapporter quelque blessure. Puisque je suis en train d'anticiper sur les événemens, je dirai ici qu'en Russie, la veille de la bataille de la Moskowa, l'empereur dit devant moi au général Rapp, qui arrivait de Dantzick: «Attention, mon brave; nous nous battrons demain, prenez garde à vous, vous n'êtes pas gâté par la fortune.—Ce sont, répondit le général, les revenant-bons du métier. Comptez, sire, que je n'en ferai pas moins de mon mieux.»
M. Savary conserva auprès du premier consul cette chaleur de zèle et ce dévouement sans bornes qui l'avaient attaché au général Desaix. S'il lui manquait quelqu'une des qualités du général Rapp, ce n'était certainement pas la bravoure. De tous les hommes qui entouraient l'empereur, aucun n'était plus absolument dévoué à ses moindres volontés. J'aurai lieu sans doute, dans le cours de ces mémoires, de rappeler quelques traits de cet enthousiasme sans exemple, et dont M. le duc de Rovigo fut magnifiquement récompensé; mais il est juste de dire que lui du moins ne déchira point la main qui l'avait élevé, et qu'il a donné jusqu'à la fin, et même après la fin de son ancien maître (c'est ainsi qu'il se plaît lui-même à appeler l'empereur) l'exemple très-peu suivi de la reconnaissance.
Un arrêté du gouvernement, du mois de juin suivant, décida que le corps de Desaix serait transporté au couvent du grand Saint-Bernard, et qu'il y serait élevé un tombeau; pour attester les regrets de la France, et en particulier ceux du premier consul, dans un lieu où celui-ci s'était couvert d'une gloire immortelle5.
CHAPITRE V
Retour à Milan, en marche sur Paris.—Le chanteur Marchesi et le premier consul.—Impertinence et quelques jours de prison.—Madame Grassini.—Rentrée en France par le mont Cénis.—Arcs-de-triomphe.—Cortége de jeunes filles.—Entrée à Lyon.—Couthon et les démolisseurs.—Le premier consul fait relever les édifices de la place Belcour.—La voiture versée.—Illuminations à Paris.—Kléber.—Calomnies contre le premier consul.—Chute de cheval de Constant.—Bonté du premier consul et de madame Bonaparte à l'égard de Constant.—Générosité du premier consul.—Émotion de l'auteur.—Le premier consul outrageusement méconnu.—Le premier consul, Jérôme Bonaparte et le colonel Lacuée.—Amour du premier consul pour madame D…—Jalousie de madame Bonaparte, et précautions du premier consul.—Curiosité indiscrète d'une femme de chambre.—Menaces et discrétion forcée.—La petite maison de l'allée des Veuves.—Ménagemens du premier consul à l'égard de sa femme.—Mœurs du premier consul, et ses manières avec les femmes.
Cette
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Deux monumens ont été élevés dans Paris au brave Desaix; une statue sur la place des Victoires, et un buste sur la place Dauphine. La statue affectait une pose théâtrale qui ne s'accordait guère avec les manières sérieuses et le naturel parfait de celui dont elle était censée reproduire l'image. D'ailleurs une nudité complète, mal voilée dans ce qu'elle aurait eu de plus
Pour en revenir à Desaix (c'est revenir de loin), la statue qui lui avait été élevée sur la place des Victoires, a été enlevée sous l'empire, par ordre du gouvernement. Quant au buste que l'on voit encore aujourd'hui sur la place Dauphine, il serait difficile d'imaginer quelque chose de plus mesquin, de plus enfumé et de plus négligé; c'est ainsi qu'est traitée l'image de Desaix; en revanche, Pichegru a des statues de bronze.