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consul avait ordonné que l'on passerait de nuit et au galop, et il avait fait entourer de paille les roues des caissons et les pieds des chevaux. Ces précautions ne suffirent pas complétement pour empêcher les Autrichiens d'entendre nos troupes, et les canons du fort ne cessèrent de tirer à mitraille. Mais, par bonheur, les maisons de la ville mettaient nos soldats à l'abri du feu des ennemis, et plus de la moitié de l'armée traversa la ville sans avoir eu beaucoup à souffrir. Quant à la maison du premier consul, commandée par le général Gardanne, et dont je faisais partie, elle tourna le fort de Bard. Le 23 mai nous passâmes à gué un torrent qui coulait entre la ville et le fort, ayant à notre tête le premier consul. Il gravit ensuite, suivi du général Berthier et de quelques officiers, un sentier de l'Albaredo qui dominait sur le fort et sur la ville de Bard. Là, sa lunette d'approche braquée sur les batteries ennemies, contre le feu desquelles il n'était protégé que par quelques buissons, il blâma les dispositions qui avaient été prises par l'officier chargé de commander le siège, en ordonna de nouvelles dont l'effet devait être, comme il le dit lui-même, de faire tomber en peu de temps la place dans ses mains, et débarrassé désormais du souci que lui avait donné ce fort, qui l'avait, dit-il, empêché de dormir pendant les deux jours qu'il avait passés au couvent de Saint-Maurice, il s'étendit au pied d'un sapin et s'endormit d'un bon somme, tandis que l'armée continuait d'effectuer son passage. Rafraîchi par ce court instant de repos, le premier consul redescendit la montagne, continua sa marche, et nous allâmes coucher à Yvrée, où il devait passer la nuit. Le brave général Larnnes, qui commandait l'avant-garde, nous servait en quelque sorte de maréchal-des-logis, s'emparant de vive force de toutes les places qui barraient le chemin. Il n'y avait que quelques heures qu'il avait forcé le passage d'Yvrée lorsque nous y entrâmes.

      Tel fut ce miraculeux passage du mont Saint-Bernard. Chevaux, canons, caissons, un matériel immense, tout fut traîné ou porté par-dessus des glaciers qui paraissaient inaccessibles, et par des sentiers en apparence impraticables, même pour un seul homme. Le canon des Autrichiens ne parvint pas plus que les neiges et les glaces à arrêter l'armée française; tant il est vrai que le génie et la persévérance du premier consul s'étaient communiqués, pour ainsi dire, jusqu'aux derniers de ses soldats et leur avaient inspiré un courage et une force dont les résultats paraîtront un jour fabuleux.

      Le 2 juin, qui était le lendemain du passage du Tésin, et le jour même de notre entrée à Milan, le premier consul apprit que le fort de Bard avait été emporté la veille. Ainsi ses dispositions avaient eu promptement leur effet, et la route de communication par le Saint-Bernard était déblayée.

      Le premier consul entra à Milan sans avoir rencontré beaucoup de résistance. Toute la population était accourue sur son passage, et il fut accueilli par mille acclamations. La confiance des Milanais redoubla lorsqu'ils apprirent qu'il avait promis aux membres du clergé assemblés de maintenir le culte et le clergé catholiques tels qu'ils étaient établis, et leur avait fait prêter serment de fidélité à la république cisalpine.

      Le premier consul s'arrêta quelques jours dans cette capitale, et j'eus le temps de lier plus intimement connaissance avec mes collègues: c'étaient, comme je l'ai dit, MM. Hambart, Roustan et Hébert. Nous nous relevions toutes les vingt-quatre heures à midi précis. Mon premier soin, comme toutes les fois que j'ai eu à vivre avec de nouveaux visages, fut d'observer, du plus près que je le pus, le caractère et l'humeur de mes camarades, pour en tirer les conséquences qui régleraient ensuite ma conduite à leur égard, et savoir d'avance à peu près à quoi m'en tenir sur ce qu'il y aurait à craindre ou à espérer de leur commerce.

      Hambart avait un dévouement sans bornes pour le premier consul, qu'il avait suivi en Égypte; mais malheureusement il avait un caractère sombre et misanthropique qui le rendait extrêmement maussade et désagréable. La faveur dont jouissait Roustan n'avait peut-être pas peu contribué à augmenter cette noire disposition. Dans son espèce de manie, il s'imaginait être l'objet d'une surveillance toute particulière. Il s'enfermait dans sa chambre, une fois son service fini, et passait dans la plus triste solitude tout son temps de loisir. Le premier consul, lorsqu'il était de bonne humeur, le plaisantait sur cette sauvagerie, l'appelant en riant mademoiselle Hambart. «Eh bien, Mademoiselle, que faites-vous donc ainsi toute seule dans votre chambre? Vous y lisez, sans doute quelques mauvais romans, quelques vieux bouquins traitant de princesses enlevées et tenues en surveillance par un géant barbare.» À quoi le pauvre Hambart répondait d'un air morose: «Mon général, vous savez sans doute mieux que moi ce que je fais;» voulant faire allusion par ces mots à l'espionnage dont il se croyait sans cesse entouré. En dépit de ce malheureux caractère, le premier consul avait beaucoup de bontés pour lui. Lors du voyage au camp de Boulogne, il refusa de suivre l'empereur, qui lui donna pour retraite la conciergerie du palais de Meudon. Là il fit mille traits de folie. Sa fin fut lamentable: pendant les cent jours, après une audience qu'il avait eue de l'empereur, il fut pris d'un de ses accès, et se précipita sur un couteau de cuisine avec tant de violence, que la lame lui sortait de deux pouces derrière le dos. Comme on pensait dans ce temps que j'avais à craindre la colère de l'empereur, le bruit se répandit que c'était moi qui m'étais suicidé, et cette mort tragique fut annoncée dans quelques journaux comme ayant été la mienne.

      Hébert, valet de chambre ordinaire, était un jeune homme fort doux, mais d'une excessive timidité. Il avait, comme au reste toutes les personnes de la maison, l'affection la plus dévouée pour le premier consul. Il arriva un jour, en Égypte, que celui-ci, qui n'avait jamais pu se raser lui-même (c'est moi, comme je le raconterai ailleurs avec quelques détails, qui lui ai appris à se faire la barbe), fit demander Hébert en l'absence de Hambart, qui le rasait ordinairement, pour remplir cet office. Comme il était quelquefois arrivé à Hébert, par un effet de sa grande timidité, de couper le menton de son maître, ce dernier, qui avait à la main des ciseaux, dit à Hébert lorsqu'il s'approchait tenant son rasoir: «Prends bien garde à toi, drôles; si tu me coupes, je te fourre mes ciseaux dans le ventre.» Cette menace, faite d'un air presque sérieux, mais qui n'était au fond qu'une plaisanterie, comme j'ai vu cent fois l'empereur aimera en faire, fit une telle impression sur Hébert, qu'il lui fut impossible d'achever son ouvrage. Il lui prit un tremblement convulsif, son rasoir lui tomba des mains, et le général en chef eut beau tendre le cou et lui crier vingt fois en riant: «Allons, achève donc, poltron,» non-seulement Hébert fut pour cette fois obligé d'en rester là, mais même depuis ce temps il lui fallut renoncer à remplir l'office de barbier. L'empereur n'aimait point cette excessive timidité dans les gens de son service; ce qui ne l'empêcha point, lorsqu'il fit remettre à neuf le château de Rambouillet, de donner la place de concierge à Hébert, qui la lui avait demandée.

      Roustan, si connu sous le nom de mameluck de l'empereur, était d'une bonne famille de Géorgie; enlevé à l'âge de six à sept ans et conduit au Caire, il y avait été élevé parmi de jeunes esclaves qui servaient les mamelucks, en attendant qu'ils eussent l'âge d'entrer eux-mêmes dans cette belliqueuse milice. Le sheick du Caire, en faisant don au général Bonaparte d'un magnifique cheval arabe, lui avait donné en même temps Roustan et Ibrahim, autre mameluck, qui fut ensuite attaché au service de madame Bonaparte, sous le nom d'Ali. On sait que Rouslan devint un accompagnement indispensable dans toutes les occasions où l'empereur paraissait en public. Il était de tous les voyages, de tous les cortéges, et ce qui lui fait surtout honneur, de toutes les batailles. Dans le brillant état-major qui suivait l'empereur, il brillait plus que tout autre par l'éclat de son riche costume oriental. Sa vue faisait un prodigieux effet, surtout sur les gens du peuple et en province. On le croyait en très-grand crédit auprès de l'empereur, et cela venait, selon quelques personnes crédules, de ce que Roustan avait sauvé les jours de son maître, en se jetant entre lui et le sabre d'un ennemi tout prêt de l'atteindre. Je crois que c'était une erreur. La faveur toute particulière dont il était l'objet était assez motivée par la bonté habituelle de S. M. pour toutes les personnes de son service. D'ailleurs cette faveur ne s'étendait pas au delà du cercle des rapports domestiques. M. Roustan a épousé une jeune et jolie Française, nommée mademoiselle Douville, dont le père était valet de chambre de l'impératrice Joséphine. Lorsque, en 1814 et 1815, quelques journaux lui firent une sorte de reproche de n'avoir point suivi jusqu'au bout la fortune de celui pour lequel il avait toujours annoncé le plus grand dévouement, il répondit


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