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était celui des carrières de Nanterre, dont j'ai déjà parlé; aussi étaient-elles soigneusement visitées et surveillées par les gens de la maison, les jours de visite du premier consul; on finit par faire boucher les trous les plus voisins de la route. Le premier consul nous savait gré de notre dévouement et nous en témoignait sa satisfaction; mais pour lui il paraissait toujours être sans crainte et sans inquiétude; souvent même il se moquait un peu de la nôtre, et racontait très-sérieusement à la bonne Joséphine qu'il l'avait échappé belle sur la route; que des hommes à visage sinistre s'étaient montrés maintes fois sur son passage; que l'un d'eux avait eu l'audace de le coucher en joue, etc.; fit quand il la voyait bien effrayée, il éclatait de rire et lui donnait quelques tapes ou quelques baisers sur la joue et sur le cou, en lui disant: «N'aie pas peur, ma grosse bête; ils n'oseraient!»
Il s'occupait plus dans ces jours de congé, comme il les appelait lui-même, de ses affaires particulières que de celles de l'état. Mais jamais il ne pouvait rester oisif: il faisait démolir, relever, bâtir, agrandir, planter, tailler sans cesse dans le château et dans le parc, examinait les comptes des dépenses, calculait ses revenus et prescrivait les économies. Le temps passait vite dans toutes ces occupations, et le moment était bientôt venu où il fallait aller, ainsi qu'il le disait, reprendre le collier de misère.
CHAPITRE IV
Le premier consul prend l'auteur à son service.—Oubli.—Chagrin.—Consolations offertes par madame Bonaparte.—Réparation.—Départ de Constant pour le quartier-général du premier consul.—Enthousiasme des soldats partant pour l'Italie.—L'auteur rejoint le premier consul.—Hospice du mont Saint-Bernard.—Passage.—La ramasse.—Humanité des religieux et générosité du premier consul.—Passage du mont Albaredo.—Coup d'œil du premier consul.—Prise du fort de Bard.—Entrée à Milan.—Joie et confiance des Milanais.—Les collègues de Constant.—Hambard.—Hébert.—Roustan.—Ibrahim-Ali.—Colère d'un Arabe.—Le poignard.—Le bain de Surprise.—Suite de la campagne d'Italie.—Combat de Montebello.—Arrivée de Desaix.—Longue entrevue avec le premier consul.—Colère de Desaix contre les Anglais.—Bataille de Marengo.—Pénible incertitude.—Victoire.—Mort de Desaix.—Douleur du premier consul.—Les aides-de-camp de Desaix devenus aides-de-camp du premier consul.—MM. Rapp et Savary.—Tombeau de Desaix sur le mont Saint-Bernard.
Vers la fin de mars 1800, cinq à six mois après mon entrée chez madame Bonaparte, le premier consul arrêta un jour ses regards sur moi, pendant son dîner, et après m'avoir assez long-temps examiné et toisé de la tête aux pieds: «Jeune homme, me dit-il, voudriez-vous me suivre en campagne?» Je répondis avec beaucoup d'émotion que je ne demandais pas mieux. «Eh bien, vous me suivrez donc;» et en se levant de table il donna à M. Pfister, intendant, l'ordre de me porter sur la liste des personnes de la maison qui seraient du voyage. Mes apprêts ne furent pas longs; j'étais enchanté de l'idée d'être attaché au service particulier d'un si grand homme, et je me voyais déjà au delà des Alpes… Le premier consul partit sans moi! M. Pfister, par un défaut de mémoire peut-être prémédité, avait oublié de m'inscrire sur la liste. Je fus au désespoir, et j'allai en pleurant conter ma mésaventure à mon excellente maîtresse, qui eut la bonté de chercher à me consoler en me disant: «Eh bien, Constant, tout n'est pas perdu, mon ami: vous resterez avec moi, vous chasserez dans le parc pour vous distraire, et peut-être le premier consul finira-t-il par vous redemander.» Pourtant madame Bonaparte n'y comptait pas, car elle pensait ainsi que moi, quoique par bonté elle ne voulût pas me le dire, que c'était le premier consul qui, ayant changé d'idée et ne voulant plus de mes services en campagne, avait lui-même donné contre-ordre. J'acquis bientôt après la certitude du contraire. En passant à Dijon, dans sa marche vers le mont Saint-Bernard, le premier consul, qui me croyait à sa suite, me demanda et apprit alors que l'on m'avait oublié; il en témoigna quelque mécontentement, et voulut que M. de Bourrienne écrivît sur-le-champ à madame Bonaparte, la priant de me faire partir sans tarder. Un matin que mon chagrin m'était revenu, plus vif encore que de coutume, madame Bonaparte me fait appeler et me dit, la lettre de M. de Bourrienne à la main: «Constant, puisque vous êtes décidé à nous quitter pour faire vos campagnes, réjouissez-vous, vous allez partir; le premier consul vous fait demander. Passez chez M. Maret, pour savoir s'il ne doit pas bientôt expédier un courrier; vous feriez route en sa compagnie.» Je fus, à cette bonne nouvelle, dans un ravissement inexprimable et que je ne cherchai point à dissimuler. «Vous êtes donc bien content de vous éloigner de nous?» observa madame Bonaparte avec un sourire de bonté. «Non, Madame, répondis-je; mais ce n'est pas s'éloigner de Madame que de se rapprocher du premier consul.—Je l'espère bien, répliqua-t-elle. Allez, Constant, et ayez bien soin de lui.» S'il en eût été besoin, cette recommandation de ma noble maîtresse aurait encore ajouté au zèle et à la vigilance avec laquelle j'étais décidé à remplir ma nouvelle condition.
Je courus, sans différer, chez M. Maret, secrétaire d'état, qui me connaissait et avait beaucoup de bonté pour moi. «Préparez-vous tout de suite, me dit-il, il part un courrier ce soir ou demain matin.» Je revins en toute hâte à la Malmaison annoncer a madame Bonaparte mon prochain départ. Elle me fit à l'instant préparer une bonne chaise de poste, et Thibaut (c'était le nom du courrier que je devais accompagner) fut chargé de me commander des chevaux le long de la route. M. Maret me remit huit cents francs pour mes frais de voyage. Cette somme, à laquelle j'étais loin de m'attendre, me fit ouvrir de grands yeux; jamais je ne m'étais vu si riche. À quatre heures du matin on vint de la part de Thibaut m'avertir que tout était prêt. Je me rendis chez lui, où était la chaise de poste, et nous partîmes.
Je voyageai très-agréablement, tantôt en chaise de poste, tantôt en courrier; alors je prenais la place de Thibaut, qui prenait la mienne. Je pensais rejoindre le premier consul à Martigny, mais sa marche avait été si rapide que je ne l'atteignis qu'au couvent du mont Saint-Bernard. Sur notre route, nous dépassions continuellement des régimens en marche, des officiers et des soldats qui se hâtaient de rejoindre leurs différens corps. Leur enthousiasme était inexprimable. Ceux qui avaient fait les campagnes d'Italie se réjouissaient de retourner dans un si beau pays; ceux qui ne le connaissaient point encore brûlaient de voir les champs de bataille immortalisés par la valeur française et par le génie du héros qui marchait encore à leur tête. Tous allaient comme à une fête, et c'était en chantant qu'ils gravissaient les montagnes du Valais. Il était huit heures du matin lorsque j'arrivai au quartier-général. Pfister m'annonça, et je trouvai le général en chef dans la grande salle basse de l'hospice. Il déjeunait debout avec son état-major. Dès qu'il m'aperçut: «Ah! vous voilà donc, monsieur le drôle! Pourquoi ne m'avez-vous pas suivi?» me dit-il. Je m'excusai sur ce que, à mon grand regret, j'avais reçu contre-ordre, ou du moins sur ce qu'on m'avait laissé derrière au moment du départ. «Ne perdez pas de temps, mon ami, ajouta-t-il, mangez vite un morceau; nous allons partir.» Dès ce moment je fus attaché au service particulier du premier consul, en qualité de valet de chambre ordinaire, c'est-à-dire, selon mon tour. Ce service donnait peu de chose à faire, M. Hambart, premier valet de chambre du premier consul, étant dans l'habitude de l'habiller de la tête aux pieds.
Aussitôt après le déjeuner nous commençâmes à descendre le mont. Plusieurs personnes se laissaient glisser sur la neige, à peu près comme on dégringolait au jardin Beaujon, du haut en bas des montagnes russes. Je suivis leur exemple. On appelait cela se faire ramasser. Le général en chef descendit aussi à la ramasse un glacier presque perpendiculaire. Son guide était un jeune paysan alerte et courageux, à qui le premier consul assura un sort pour le reste de ses jours. De jeunes soldats qui s'étaient égarés dans les neiges avaient été découverts, presque morts de froid, par les chiens des religieux, et transportés à l'hospice, où ils avaient reçu tous les soins imaginables, et s'étaient vus promptement rendre à la vie. Le premier consul fit témoigner aux bons pères sa reconnaissance d'une charité si active et si généreuse. Déjà, avant de quitter l'hospice, où des tables chargées de vivres étaient préparées pour les soldats à mesure qu'ils gravissaient, il avait laissé aux pieux religieux, en récompense de l'hospitalité qu'il en avait reçue, ainsi que ses compagnons d'armes, une somme d'argent considérable, et le titre d'un fonds de rente pour l'entretien de leur couvent.
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