Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour - Louis Constant Wairy


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fonctions dans le gouvernement et dans l'armée, il en venait aussi qui ne l'étaient pas moins par leur mérite personnel et qui l'avaient été par leur naissance avant la révolution. C'était une véritable lanterne magique dont nous étions à même de voir les personnages défiler sous nos yeux, et ce spectacle, sans rappeler la gaîté des déjeuners d'Eugène, était bien loin d'être sans attraits. Parmi les personnes que nous voyions le plus souvent, il faut citer M. de Volney, M. Denon, M. Lemercier, M. le prince de Poix, MM. de Laigle, M. Charles, M. Baudin, le général Beurnonville, M. Isabey, et un grand nombre d'autres hommes célèbres dans les sciences, les lettres et les arts; enfin la plupart des personnes qui composaient la société de madame de Montesson.

      Madame Bonaparte et mademoiselle Hortense sortaient souvent à cheval, et allaient se promener dans la campagne; dans ces excursions, les plus fidèles écuyers étaient ordinairement M. le prince de Poix et MM. de Laigle. Un jour, comme une de ces cavalcades rentrait dans la cour de la Malmaison, le cheval que montait mademoiselle Hortense fut effrayé et s'emporta. Mademoiselle Hortense, qui montait parfaitement à cheval et qui était fort leste, voulut sauter sur le gazon qui bordait la route; mais l'attache qui retenait sous son pied l'extrémité inférieure de son amazone, l'empêcha de se débarrasser assez promptement, de sorte qu'elle fut renversée et traînée par son cheval pendant la longueur de quelques pas. Heureusement que ces messieurs qui l'accompagnaient, l'ayant vue tomber, s'étaient précipités en bas de leur cheval et arrivèrent à temps pour la relever. Elle ne s'était, par un bonheur extraordinaire, fait aucune contusion, et fut la première à rire de sa mésaventure.

      Pendant les premiers temps de mon séjour à la Malmaison, le premier consul couchait toujours avec sa femme, comme un bon bourgeois de Paris, et je n'entendis parler d'aucune intrigue galante qui ait eu lieu dans le château. Cette société, dont la plupart des membres étaient jeunes, et qui souvent était fort nombreuse, se livrait souvent à des exercices qui rappelaient les récréations de collége; enfin, un des grands divertissemens des habitans de la Malmaison était de jouer aux barres. C'était ordinairement après le dîner que Bonaparte, MM. de Lauriston, Didelot, de Luçay, de Bourrienne, Eugène, Rapp, Isabey, madame Bonaparte et mademoiselle Hortense se divisaient en deux camps, où des prisonniers faits et échangés rappelaient au premier consul le grand jeu auquel il donnait la préférence.

      Dans ces parties de barres, les coureurs les plus agiles étaient M. Eugène, M. Isabey et mademoiselle Hortense; quant au général Bonaparte, il tombait souvent, mais il se relevait en riant aux éclats.

      Le général Bonaparte et sa famille paraissaient jouir d'un rare bonheur, surtout quand ils étaient à la Malmaison. Cette habitation était loin, malgré l'agrément dont on y jouissait, de ressembler à ce qu'elle a été depuis. La propriété se composait du château, qu'à son retour d'Égypte Bonaparte avait trouvé en assez mauvais état, d'un parc déjà fort joli, et d'une ferme dont les revenus n'excédaient sûrement pas douze mille francs par an. Joséphine présida elle-même à tous les travaux qui y furent exécutés, et jamais aucune femme ne fut douée d'autant de goût.

      Dès le commencement, on joua la comédie à la Malmaison. C'était un genre de délassement que le premier consul aimait beaucoup, mais il ne remplit jamais d'autre rôle que celui de spectateur. Toutes les personnes attachées à la maison assistaient aux représentations, et je ne tairai point le plaisir que nous goûtions, plus peut-être que tous les autres, à voir ainsi travesties sur la scène les personnes au service desquelles nous nous trouvions. La troupe de la Malmaison, s'il m'est permis de désigner ainsi des acteurs d'une position sociale aussi élevée, se composait principalement de MM. Eugène, Jérôme, Lauriston, de Bourrienne, Isabey; de Leroy, Didelot; de mademoiselle Hortense, de madame Caroline Murat, et des demoiselles Auguié, dont l'une a épousé depuis le maréchal Ney, et l'autre M. de Broc. Toutes les quatre étaient très-jeunes, charmantes, et peu de théâtres à Paris auraient pu réunir quatre aussi jolies actrices. Elles avaient d'ailleurs beaucoup de grâce sur la scène, et jouaient leurs rôles avec un véritable talent. Elles étaient là presque comme dans le salon où elles avaient un ton d'une exquise délicatesse. Le répertoire ne fut pas d'abord très-varié, mais il était en général bien choisi. La première représentation à laquelle j'assistai était composée du Barbier de Séville, dans lequel M. Isabey jouait le rôle de Figaro, et mademoiselle Hortense celui de Rosine; et du Dépit amoureux. Une autre fois je vis représenter la Gageure imprévue, et les fausses Consultations. Mademoiselle Hortense et M. Eugène jouaient parfaitement dans cette dernière pièce, et je me rappelle encore actuellement combien, dans le rôle de madame Leblanc, mademoiselle Hortense paraissait encore plus jolie, sous son costume de vieille. M. Eugène représentait M. Lenoir, et M. Lauriston le charlatan. Le premier consul, comme je l'ai dit, se bornait au rôle de spectateur, mais il paraissait prendre à ce spectacle d'intérieur, et pour ainsi dire de famille, le plaisir le plus vif; il riait, il applaudissait du meilleur cœur, mais souvent aussi il critiquait. Madame Bonaparte s'amusait également, et, quand elle n'aurait pas été fière des succès de ses enfans, les premiers sujets de la troupe, il aurait suffi que ce fût un délassement agréable à son mari, pour qu'elle eût eu l'air de s'y plaire, car son étude constante était de contribuer au bonheur du grand homme qui avait uni sa destinée à la sienne.

      Quand vin jour de représentation était arrêté, il n'y avait point relâche, mais souvent changement de spectacle, non pour cause d'indisposition ou d'une migraine d'actrice, comme cela arrive aux théâtres de Paris, mais pour des motifs plus sérieux; il arrivait souvent que M. d'Etieulette recevait l'ordre de rejoindre son régiment, qu'une mission importante était confiée au comte Almaviva; mais Figaro et Rosine restaient toujours à leur poste, et le désir de plaire au premier consul était d'ailleurs si général parmi tous ceux qui l'entouraient, que les doubles montraient la meilleure volonté en l'absence de leurs chefs d'emploi, et que le spectacle enfin ne manqua jamais faute d'un acteur4.

      CHAPITRE III

      M. Charvet.—Détails antérieurs à l'entrée de l'auteur chez madame Bonaparte.—Départ pour l'Égypte.—La Pomone.—Madame Bonaparte à Plombières.—Chute horrible.—Madame Bonaparte forcée de rester aux eaux, envoie chercher sa fille.—Euphémie.—Friandise et malice.—La Pomone capturée par les Anglais.—Retour à Paris.—Achat de la Malmaison.—Premiers complots contre la vie du premier consul.—Les marbriers.—Le tabac empoisonné.—Projets d'enlèvement.—Installation aux Tuileries.—Les chevaux et le sabre de Campo-Formio.—Les héros d'Égypte et d'Italie.—Lannes.—Murat.—Eugène.—Disposition des appartemens aux Tuileries.—Service de bouche du premier consul.—Service de la chambre.—M. de Bourrienne.—Partie de billard avec madame Bonaparte.—Les chiens de garde.—Accident arrivé à un ouvrier.—Les jours de congé du premier consul.—Le premier consul fort aimé dans son intérieur.—Ils n'oseraient!—Le premier consul tenant les comptes de sa maison.—Le collier de misère.

      Je n'étais que depuis fort peu de temps attaché au service de madame Bonaparte, lorsque je fis connaissance avec M. Charvet, concierge de la Malmaison. Ma liaison avec cet excellent homme devint chaque jour de plus en plus intime, et à tel point, que par la suite il me donna une de ses filles en mariage. J'étais avide de savoir par lui tout ce qui se rapportait à madame Bonaparte et au premier consul, antérieurement à mon entrée dans la maison, et, sur ce point, il mettait dans nos fréquens entretiens la plus grande complaisance à satisfaire ma curiosité; c'est à sa confiance que je dois les détails suivans sur la mère et sur la fille.

      Lorsque le général Bonaparte partit pour l'Égypte, madame Bonaparte l'accompagna jusqu'à Toulon; elle désirait même beaucoup le suivre en Égypte, et quand le général lui faisait des objections, elle lui faisait observer que, née créole, la chaleur du climat lui serait plus favorable que dangereuse, et par un singulier rapprochement, c'était sur la Pomone qu'elle voulait faire la traversée, c'est-à-dire sur le bâtiment même qui dans sa première jeunesse l'avait amenée de la Martinique en France. Le général Bonaparte ayant fini par céder au désir de sa femme, lui promit de lui envoyer la Pomone, et l'engagea à aller en attendant prendre les eaux de Plombières. Les choses


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<p>4</p>

Michau, de la comédie française, était le professeur de la troupe; quand il arrivait qu'un des acteurs manquait de chaleur, Michau criait: «Chaud! chaud! chaud!»