Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy
présentait les divers budgets des dépenses de sa maison. Toujours il retranchait et rognait, et recommandait toutes sortes de réformes. Je me souviens que lui demandant pour quelqu'un une place de 3,000 francs, qu'il m'accorda, je le vis se récrier: «Trois mille francs! mais savez-vous bien que c'est le revenu d'une de mes communes? Quand j'étais sous-lieutenant, je ne dépensais pas cela.» Ce mot revenait sans cesse dans les avertissemens de l'empereur aux personnes de sa familiarité, et quand j'avais l'honneur d'être sous-lieutenant était souvent dans sa bouche, et toujours pour faire des exhortations ou des comparaisons d'économie.
À propos de ces présentations de budgets, je me rappelle une circonstance qui doit trouver place dans mes mémoires, puisqu'elle m'est toute personnelle et que de plus elle peut donner une idée de la manière dont Sa Majesté entendait les économies. Elle partait de l'idée souvent fort juste, selon moi, que, dans ses dépenses particulières comme dans les dépenses publiques, même en supposant de la probité aux agens (supposition que l'empereur était toujours, j'en conviens, peu disposé à faire), on aurait pu faire les mêmes choses pour beaucoup moins d'argent. Ainsi quand il exigeait des diminutions, ce n'était point sur le nombre des objets de dépense qu'il voulait les faire porter, mais sur le taux auquel ces objets étaient estimés par les fournisseurs. J'aurai lieu de citer ailleurs quelques exemples de l'influence qu'exerçait cette idée sur la conduite de Sa Majesté à l'égard des agens comptables de son gouvernement. Voici, pour le présent, ce qui me regarde: un jour de règlement des divers budgets particuliers, l'empereur se récria beaucoup sur la dépense des écuries, et biffa une somme considérable. M. le grand-écuyer, pour parvenir aux économies exigées, retrancha à plusieurs personnes de la maison leur voiture; la mienne fut comprise dans la réforme. Quelques jours après l'exécution de cette mesure, Sa Majesté me chargea d'une commission pour laquelle il fallait une voiture. Je lui dis que, n'ayant plus la mienne, force m'était de ne pas obéir à ses ordres. L'empereur alors de s'écrier que ce n'était pas là son intention, que M. de Caulaincourt comprenait mal les économies; et lorsqu'il revit M. le duc de Vicence, il lui dit qu'il ne voulait pas qu'il fût touché à rien de ce qui me concernait.
L'empereur lisait quelquefois le matin les nouveautés et les romans du jour. Quand un ouvrage lui déplaisait, il le jetait au feu. On aurait tort de croire qu'il n'y avait que les livres mauvais qui fussent ainsi brûlés. Quand l'auteur n'était pas de ceux qu'il aimait, ou qu'il parlait trop bien d'un peuple étranger, cela suffisait pour que le volume fût condamné aux flammes. J'ai vu Sa Majesté jeter au feu un tome de l'ouvrage de madame la baronne de Staël sur l'Allemagne. S'il nous trouvait, le soir, occupés à lire dans le petit salon où nous l'attendions à l'heure du coucher, il regardait quels livres nous lisions, et quand c'étaient des romans, ils étaient brûlés sans miséricorde. Sa Majesté manquait rarement d'ajouter une petite semonce à la confiscation, et de demander au délinquant si un homme ne pouvait pas faire une meilleure lecture. Un matin qu'il avait parcouru et jeté au feu un livre de je ne sais quel auteur, Roustan se baissa pour le retirer; mais l'empereur s'y opposa en lui disant: «Laisse donc brûler ces cochonneries-là; c'est tout ce qu'elles méritent.»
L'empereur montait à cheval sans grâce, et je crois qu'il n'y aurait pas toujours été très-solide si l'on n'avait pas mis tant de soin à ne lui donner que des chevaux parfaitement dressés. Il n'était pas sur ce point de précautions que l'on ne prît. Les chevaux destinés au service personnel de l'empereur passaient par un rude noviciat avant d'arriver jusqu'à l'honneur de le porter. On les accoutumait à souffrir, sans faire le moindre mouvement, des tourmens de toute espèce, des coups de fouet sur la tête et sur les oreilles; on battait le tambour, on leur tirait aux oreilles des coups de pistolet et des boîtes d'artifice; on agitait des drapeaux devant leurs yeux; on leur jetait dans les jambes de lourds paquets, quelquefois même des moutons et des cochons. Il fallait qu'au milieu du galop le plus rapide (l'empereur n'aimait que cette allure) il pût arrêter son cheval tout court. Il ne lui fallait enfin que des chevaux brisés. M. Jardin père, écuyer de Sa Majesté, s'acquittait de sa pénible charge avec beaucoup d'adresse et d'habileté; aussi l'empereur en faisait-il le plus grand cas.
Sa Majesté tenait beaucoup à ce que ses chevaux fussent très-beaux, et dans les dernières années de son règne elle ne montait que des chevaux arabes. Il y eut quelques-uns de ces nobles animaux que l'empereur affectionna, entre autres la Styrie, qu'il montait au Saint-Bernard et à Marengo. Après cette dernière campagne, il voulut que son favori finît sa vie dans le luxe du repos. Marengo et le grand Saint-Bernard étaient déjà une carrière assez bien remplie. L'empereur eut aussi pendant quelques années un cheval arabe d'un rare instinct, et qui lui plaisait beaucoup. Tout le temps qu'il attendait son cavalier, il eût été difficile de lui découvrir la moindre grâce; mais dès qu'il entendait les tambours battre aux champs, ce qui annonçait la présence de Sa Majesté, il se redressait avec fierté, agitait sa tête en tous sens, battait du pied la terre, et jusqu'au moment où l'empereur en descendait, son cheval était le plus beau qu'on eût pu voir. Sa Majesté faisait cas des bons écuyers; aussi rien n'était négligé pour que ses pages reçussent sous ce rapport l'éducation la plus soignée. Outre qu'on les instruisait à monter solidement et avec grâce, ils pratiquaient encore des exercices de voltige dont il semblerait qu'on dût avoir besoin seulement au Cirque-Olympique. C'était même un des écuyers de MM. Franconi qui était chargé de cette partie de l'éducation des pages.
L'empereur, comme on l'a dit ailleurs, ne prenait du plaisir de la chasse qu'autant qu'il en fallait pour se conformer aux exigences de l'usage qui font de ce royal exercice un accompagnement nécessaire du trône et de la couronne. Pourtant je l'ai vu quelquefois s'y livrer assez long-temps pour faire croire qu'il ne s'y ennuyait pas. Il chassa un jour dans la forêt de Rambouillet depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir; c'était un cerf qui avait causé cette excursion extraordinaire, et je me rappelle qu'on revint même sans l'avoir forcé. Dans une des chasses impériales de Rambouillet, à laquelle assistait l'impératrice Joséphine, un cerf poursuivi par les chasseurs vint se jeter sous la voiture de l'impératrice. Cet asile ne le trahit pas, car sa majesté, touchée des larmes du pauvre animal, demanda sa grâce à l'empereur. Le cerf fut épargné, et la bonne Joséphine lui attacha elle-même autour du cou un collier d'argent, qui devait attester sa délivrance et le protéger contre les attaques de tous les chasseurs.
Il y eut une des dames de S. M. l'impératrice qui montra un jour moins d'humanité qu'elle, et la réponse qu'elle fit à l'empereur déplut singulièrement à celui-ci, qui aimait la douceur et la pitié dans les femmes. On chassait depuis quelques heures dans le bois de Boulogne; l'empereur s'approcha de la calèche de l'impératrice Joséphine, et se mit à causer avec cette dame, qui portait un des noms les plus anciens et les plus nobles de France, et qui sans l'avoir, dit-on, désiré, avait été placée auprès de l'impératrice. Le prince de Neufchâtel vint dire que le cerf était aux abois. «Madame, dit galamment l'empereur à madame de C***, que voulez-vous qu'on fasse du cerf? je remets son sort entre vos mains.—Faites-en, sire, répondit-elle, ce qu'il vous plaira. Je ne m'y intéresse guère.» L'empereur la regarda froidement, et dit au grand-veneur: «Puisque le cerf a le malheur de ne point intéresser madame de C***, il ne mérite pas de vivre: faites-le mettre à mort!» Et là-dessus S. M. tourna la bride de son cheval et s'éloigna. L'empereur avait été choqué d'une telle réponse, et il la répéta le soir, au retour de la chasse, dans des termes peu flatteurs pour madame de C***.
On lit dans le Mémorial de Sainte-Hélène que l'empereur ayant été, dans une chasse, renversé et blessé par un sanglier, en avait au doigt une forte contusion. Je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais eu connaissance d'un pareil accident arrivé à S. M.
L'empereur n'appuyait pas bien son fusil à l'épaule, et comme il faisait charger et bourrer fort, il ne tirait jamais sans en avoir le bras tout noirci. Je frottais la place meurtrie avec de l'eau de Cologne, et S. M. n'y pensait plus.
Les dames suivaient la chasse en calèche. On dressait ordinairement une table dans la forêt pour le déjeuner, auquel toutes les personnes de la chasse étaient invitées.
L'empereur essaya une fois d'une chasse au faucon dans la plaine de Rambouillet. Cette chasse avait été commandée pour mettre à l'essai la fauconnerie que