Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1 - Charles Athanase Walckenaer


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de Cause, de Verrerie du Tablier, et le baron de Chantal10. Ce dernier avait eu trois chevaux tués sous lui, et avait reçu vingt-sept coups de lance. Si l'on en croit l'historien Gregorio Leti, autorité douteuse, ce fut le célèbre Cromwell qui le blessa mortellement11. Ainsi périt, dans la trente et unième année de son âge, le dernier des descendants mâles de la branche aînée des Rabutins. Il n'eut qu'un seul enfant de son mariage avec Marie de Coulanges: c'était Marie de Rabutin-Chantal, depuis célèbre sous le nom de Sévigné, et qui est l'objet de ces Mémoires12.

      CHAPITRE II.

      1626-1644

      Naissance de Marie de Rabutin.—Devient orpheline à l'âge de six ans.—N'a point connu la piété filiale.—Est délaissée par son aïeule sainte Chantal.—Est placée sous la tutelle de Philippe de la Tour de Coulanges.—Passe sa première enfance au village de Sucy, avec son cousin de Coulanges, le chansonnier.—Mort de Philippe de Coulanges.—L'éducation de Marie de Rabutin est confiée à Christophe de Coulanges, abbé de Livry.—Caractère de cet abbé.—Des obligations que lui a madame de Sévigné.—Elle reçoit les leçons de Chapelain et de Ménage.—De ce qu'elle doit à l'éducation, et de ce qu'elle doit à la nature.

      Marie de Rabutin-Chantal naquit à Paris, le jeudi 5 février 1626, dans l'hôtel que son père occupait à la place Royale du Marais, le quartier le plus renommé alors pour l'élégance des habitations. Elle fut tenue le lendemain sur les fonts de baptême par messire Charles Le Normand, seigneur de Beaumont, mestre de camp, gouverneur de la Fère, et premier maître d'hôtel du roi, et par Marie de Baise, femme de messire Philippe de Coulanges, conseiller du roi en ses conseils d'État13. Marie de Rabutin-Chantal perdit sa mère en 1632, et fut orpheline à l'âge de six ans. Les doux sentiments de la piété filiale n'eurent pas le temps de se développer en elle. Il est remarquable qu'ils paraissent avoir été inconnus à cette femme, qui encourut le reproche de s'être livrée avec excès à la plus désintéressée comme à la plus touchante des passions, l'amour maternel. Dans les lettres nombreuses qu'elle nous a laissées, on ne trouve ni le nom de sa mère, ni un souvenir qui la concerne. Elle y parle une ou deux fois de son père, mais c'est pour faire allusion à l'originalité de ses défauts14. Dans une lettre à sa fille, en date du 22 juillet, elle ajoute après cette date: «Jour de la Madeleine, où fut tué, il y a quelques années, un père que j'avais15.» Qu'elle est triste cette puissance du temps et de la mort, puisqu'une âme aussi sensible ne paraît pas même avoir éprouvé le besoin si naturel de chercher à renouer la chaîne brisée des affections et des regrets; à suppléer au néant de la mémoire par les mystérieuses inspirations du cœur; à se rattacher par la pensée à ceux par qui nous existons, et dont la tombe, privée de nos larmes, s'est ouverte auprès de notre berceau!

      La pieuse Chantal, quoique alors débarrassée de tout soin de famille, puisqu'elle avait marié la seule fille qui lui restait au comte de Toulongeon, se dispensa des devoirs d'aïeule envers sa petite-fille; et, tout occupée de la fondation de nouveaux monastères, elle recommanda à son frère, l'archevêque de Bourges, la jeune orpheline, qui fut remise par lui entre les mains de ses parents maternels16.

      Marie de Rabutin-Chantal fut donc d'abord placée sous la tutelle de son oncle Philippe de la Tour de Coulanges, et élevée avec son cousin Emmanuel, si connu depuis dans le monde sous le nom de petit Coulanges, comme le plus aimable des convives et le plus gai des chansonniers. Ils passèrent ensemble quelques années de leur enfance à la campagne, dans le joli village de Sucy, en Brie, à quatre lieues au sud-est de Paris17, où de la Tour de Coulanges avait fait bâtir une superbe maison. Emmanuel y était né; il n'avait qu'un an ou deux lorsque sa cousine Marie y entra, et il n'en avait que cinq ou six lorsqu'elle en sortit, âgée de dix ans18.

      Dans une de ses lettres, elle rappelle à son cousin, avec sa grâce accoutumée, ces souvenirs de l'enfance: «Le moyen que vous ne m'aimiez pas? C'est la première chose que vous avez faite quand vous avez commencé d'ouvrir les yeux; et c'est moi aussi qui ai commencé la vogue de vous aimer et de vous trouver aimable.»

      Philippe de la Tour de Coulanges mourut en 1636. Il se tint une assemblée de famille pour procéder au choix d'un tuteur de la jeune orpheline dont il avait soin. Roger de Rabutin, son cousin, depuis si célèbre sous le nom de comte de Bussy, y assista comme étant chargé de la procuration de son père. Bussy, alors seulement âgé de dix-huit ans, se doutait peu des désirs, des craintes, des repentirs que lui ferait éprouver un jour cette enfant sa parente. L'assemblée de famille nomma pour tuteur de Marie de Chantal, Christophe de Coulanges, abbé de Livry, frère de Philippe de Coulanges, et, comme lui, oncle de madame de Sévigné du côté maternel. L'abbé de Coulanges fut pour madame de Sévigné un précepteur vigilant, un homme d'affaires habile, un ami constant; il soigna son enfance, surveilla sa jeunesse, la conseilla comme femme, la dirigea comme veuve; et enfin, en mourant, il lui laissa tout son bien. Heureusement pour elle, il prolongea sa carrière jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans19. De son côté, elle fit le charme de son existence, et fut la consolation de ses vieux jours. Jamais elle ne balança à faire céder ses goûts les plus chers et ses plus fortes inclinations20, même le désir de rejoindre sa fille lorsque sa présence était nécessaire ou même agréable, au bien-bon. C'est ainsi qu'elle le nommait toujours. Elle l'aimait d'affection, et n'éprouvait aucune peine à lui rendre des soins; mais elle nous apprend que si elle en avait eu, elle l'aurait sacrifiée à la crainte d'avoir des reproches à se faire: elle pensait qu'en fait de reconnaissance et de devoirs il fallait se mettre en garde contre l'égoïsme, qui nous rend toujours satisfaits de nous-mêmes, «et tâcher, sur ce point, d'établir la peur dans son cœur et dans sa conscience21».

      L'idée qu'elle nous donne dans ses lettres de l'abbé de Coulanges est celle d'un homme d'un esprit ordinaire, mais d'un excellent jugement, ayant beaucoup de bonnes qualités, mêlées de quelques défauts. Il s'entendait en affaires, et savait aussi bien diriger une exploitation rurale que présider à des partages; terminer une liquidation, que conduire un procès. Il aimait l'argent, se levait de grand matin, et redoublait d'activité lorsque quelque motif d'intérêt le commandait. Habile calculateur, il supportait impatiemment qu'on fît une faute contre une des quatre règles de l'arithmétique. Il se plaisait à lire et à relire les titres de propriété et les transactions de famille; il en pesait toutes les paroles, épluchait jusqu'aux points et aux virgules. Méthodique, et même minutieux, il avait grand soin, lorsqu'il avait plusieurs lettres à écrire, de commencer chacune d'elles par y mettre l'adresse, afin de se garantir de toute méprise22. Du reste, d'un commerce assez facile, mais pourtant impatient et colère; donnant de bons conseils, mais avec brusquerie et sans aucun ménagement23.

      Tel était l'abbé de Coulanges. Mais, pour être juste envers lui, il faudrait l'apprécier d'après ses œuvres; et la plus belle de toutes fut sans contredit l'éducation de madame de Sévigné. On juge un homme d'après ce que l'on sait de ses talents et de ses actions; mais ce n'est là le plus souvent que la portion de sa vie la moins propre à nous le faire connaître. C'est moins par ce qu'il a fait que par ce qu'il s'est abstenu de faire, que la plupart du temps un personnage quelconque mérite l'estime ou le blâme; moins par ce qu'il a dit que par ce qu'il a pensé, moins par les motifs apparents qui le font agir que par ceux qu'il ne dévoile jamais. On peut croire, avec raison, que celui qui s'est toujours fait chérir de ceux dont il était entouré, qui pour assurer le bonheur des êtres confiés à sa tutelle a toujours triomphé des difficultés et des obstacles, possédait des qualités secrètes plus rares, plus éminentes, ou du moins plus désirables, que celles dont on lui a fait les


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<p>10</p>

Mémoires de RICHELIEU, dans la coll. des Mém. sur l'hist. de Fr. de Petitot, t. XXIII, p. 320.—ARCÈRE, Histoire de la ville de La Rochelle, in-4o, t. II, p. 234.

<p>11</p>

Lettres de madame DE SÉVIGNÉ, édit. de 1768, préface; et GIRAULT, Lettres inédites, 1819, Notice, p. XLVIII.—L'abbé COTIN, Poésies chrétiennes, 1658, in-12, p. 112.

<p>12</p>

Éloge historique ou Vie abrégée de sainte FREMYOT DE CHANTAL; Paris, 1768, in-12, p. 163.

<p>13</p>

Acte de baptême de madame DE SÉVIGNÉ dans la Revue rétrospective, t. IV, p. 310, no 10, juillet 1834.—SÉVIGNÉ, lettre en date du 5 février 1672, t. II, p. 316.—Ibid., lettre du 5 février 1674, t. III, p. 325.—Registres de la paroisse Saint-Paul.

<p>14</p>

SÉVIGNÉ, lettres en date du 16 août 1675, t. III, p. 374; du 13 décembre 1684, t. VIII, p. 212.

<p>15</p>

SÉVIGNÉ, lettre du 22 juillet 1671.

<p>16</p>

Lettres de SÉVIGNÉ; édit. de 1768, préface.—GIRAULT, Notice, p. XLIII et XLIX.

<p>17</p>

SÉVIGNÉ, lettre du 22 juillet 1676.—Monmerqué, dans SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 362, et t. I, p. 55 de la Notice.—L'abbé DE BŒUF, Hist. du Diocèse de Paris, t. XIV, p. 317.

<p>18</p>

Recueil de Chansons choisies, 1694, in-12, p. 72.—BUSSY-RABUTIN, Mémoires, t. I, p. 13, édit. de 1696, in-4o, et p. 13 de l'édit. in-12.

<p>19</p>

SÉVIGNÉ, lettres de septembre 1687, t. VII, p. 470; du 13 novembre 1687, t. VIII, p. 34.

<p>20</p>

SÉVIGNÉ, lettres du 10 mai 1676, t. IV, p. 290; du 5 octobre 1677, t. V, p. 265; du 6 janvier 1687, t. VII, p. 406; du 28 juillet 1680, t. VI, p. 396.

<p>21</p>

SÉVIGNÉ, lettre de mai 1690, dans les Lettres inédites publiées par Monmerqué, 1827, in-8o, p. 33.

<p>22</p>

SÉVIGNÉ, lettre du 23 octobre 1675, t. IV, p. 58.

<p>23</p>

SÉVIGNÉ, lettres du 6 octobre 1673, t. III, p. 104; du 27 octobre 1673, t. III, p. 121; du 12 juillet 1675, t. III, p. 328; et du 13 octobre, t. IV, p. 40.