Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1 - Charles Athanase Walckenaer


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à la domination tracassière et impuissante des intrigues de cour. La guerre continuait, mais elle donnait de l'emploi à la valeur française; elle procurait au dehors de la gloire, sans causer aucune inquiétude au dedans. D'Harcourt et Gassion combattaient avec un égal succès; Turenne et le duc d'Enghien, depuis connu sous le nom de grand Condé, s'acquéraient par leurs victoires, fruit d'habiles manœuvres, la réputation de premiers capitaines de l'Europe. Les armes françaises triomphaient partout, en Espagne, en Flandre, en Allemagne et en Italie. Des traités avantageux entre la France, la Hollande et le Portugal, venaient d'être conclus ou renouvelés; les courtisans étaient caressés et flattés par un ministre qui tâchait d'apaiser l'envie qu'inspirait son titre d'étranger et le caractère suspect de la faveur extraordinaire dont il jouissait auprès d'une reine douce, indulgente et bonne, mais non exempte de coquetterie. La justice reprenait son cours, le commerce renaissait, l'industrie acquérait une nouvelle activité; et la société et ce qu'on appelle le beau monde redoublaient d'ardeur pour les plaisirs et les jouissances sociales. C'est de ce temps que Saint-Évremond avait, dans sa vieillesse, conservé un souvenir si agréable, et qu'il décrit dans son épître à Ninon de Lenclos:

      J'ai vu le temps de la bonne régence,

      Temps où régnait une heureuse abondance,

      Temps où la ville aussi bien que la cour

      Ne respiraient que les jeux et l'amour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

      Femmes savaient sans faire les savantes:

      Molière en vain eût cherché dans la cour

      Les ridicules affectées;

      Et ses Fâcheux n'auraient point vu le jour,

      Manque d'objets à fournir les idées37.

      Fléchier, qui, dans sa jeunesse, avait aussi été témoin des réunions de l'hôtel de Rambouillet, ne craignit pas, trente ans après, de louer en chaire celle qui y présidait sous le nom romanesque d'Arthénice, que lui avaient donné les poëtes. Il prouve par ses paroles combien sa mémoire était restée chère à la génération qui l'avait suivie. «Souvenez-vous, dit-il, de ces cabinets que l'on regarde encore avec tant de vénération, où l'esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom d'incomparable Arthénice, où se rendaient tant de personnes de qualité et de mérite, qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation38

      Pour bien apprécier le mérite de madame de Rambouillet et les services qu'elle a rendus, il faut se rappeler qu'elle a vécu principalement sous deux règnes où l'influence de la cour sur la société était presque nulle; qu'elle parut sur la scène du monde lorsque les mœurs qui succédaient aux guerres de religion étaient rudes et grossières, lorsque la langue n'était pas encore fixée, et qu'aucun des chefs-d'œuvre de nos grands maîtres en littérature n'avait encore vu le jour.

      Henri IV, remarquable par son esprit fertile en saillies, par cette facilité d'élocution qui semble naturelle aux hommes du midi de la France, protégea les lettres comme roi; mais il les aimait peu, et ne s'en occupa point39. Ses habitudes et ses manières étaient celles d'un guerrier; il ne mit aucune mesure ni aucun mystère dans ses inclinations pour les femmes, et son commerce avec elles fut purement sensuel. Toujours occupé de ses affaires et de ses plaisirs, en déréglant les mœurs par ses exemples il ne chercha point à les polir. Les habitudes retirées de Louis XIII, son tempérament maladif, timide et scrupuleux, le rendaient encore moins propre que son père à tenir une cour; et cependant la paix qui avait succédé aux fureurs de la Ligue faisait sentir le besoin d'une nouvelle carrière à ceux qui s'élançaient dans la vie; les esprits s'agitant pour donner sans cesse de nouveaux aliments à leur activité, se portaient avec ardeur vers toutes les jouissances sociales.

      Ce fut dans ces circonstances que Catherine de Vivonne40, qui à l'âge de douze ans41 avait épousé, en 1600, Charles d'Angennes, marquis de Rambouillet, entreprit de réunir chez elle la société choisie de la cour et de la ville. Elle se fit une étude de l'attacher en quelque sorte à sa personne, de la modeler conformément à ses goûts et à ses désirs. Sa position dans le monde, ses qualités et ses vertus, lui donnaient les moyens de réussir dans ce projet. Sa famille, l'une des plus anciennes d'Italie par sa mère, Julie Savelli, comptait trois de nos rois pour alliés; elle était, ainsi que celle de son mari, illustrée depuis longtemps par de hautes dignités et de grands services42. Le marquis de Rambouillet, qui n'était point dégénéré de ses ancêtres, continuait à rendre dans la diplomatie d'importants services, et s'acquittait avec honneur des ambassades dont il était chargé. La marquise de Rambouillet était belle, jeune, riche, et avait dans ses manières quelque chose d'imposant et de gracieux. Son esprit était nourri par la lecture des meilleurs auteurs italiens et espagnols43. Lorsqu'elle eut commencé à recevoir les atteintes de l'âge, une de ses filles, qu'elle avait eue à seize ans, et dont elle paraissait être la sœur, continua à répandre autour d'elle cet attrait de la jeunesse et de la beauté, qui ne manque jamais son effet, même auprès des plus indifférents; et à cette époque on en voyait peu de tels dans la société. Cette fille chérie, nommée Julie-Lucie, est celle qui épousa depuis le duc de Montausier. Une autre, Angélique, fut mariée à ce même marquis, depuis comte de Grignan, qui, doublement veuf, devait s'unir à la fille de madame de Sévigné. La marquise de Rambouillet eut encore trois autres filles, qui toutes trois se firent religieuses: l'une devint abbesse de Saint-Étienne de Reims, et les deux autres furent successivement abbesses d'Yères, près Paris. De temps en temps elles venaient à l'hôtel de Rambouillet faire admirer, dans ces mondaines et brillantes assemblées, où tous les talents se trouvaient représentés, les grâces mystiques des cloîtres et les tranquilles vertus de la religion44. Mais Julie d'Agennes fut l'objet de la prédilection de sa mère, et, formée par elle, porta plus loin qu'elle encore l'ambition de s'attirer les hommages par le double empire de l'esprit et de la beauté. Comme les liens du mariage l'auraient séparée d'une mère chérie, lui auraient fait perdre son indépendance, et auraient nui au genre de vie dans lequel elle se complaisait, elle chercha à les éviter. Mais celui qui avait été admis à aspirer à l'honneur de sa main, le marquis de la Salle, depuis duc de Montausier, ne se laissa pas rebuter par cette résolution, et mit en œuvre pour la vaincre tout ce que l'amour a de plus pressant, tout ce que la galanterie a de plus aimable. Elle ne céda enfin qu'après quatorze ans de résistance, sur l'ordre formel et les instances de son père et de sa mère, lorsque sa jeunesse fut entièrement passée, et qu'elle eut obtenu que cet amant si constant eût changé de religion et adopté celle qu'elle professait elle-même45.

      La marquise de Rambouillet et Julie d'Angennes, unies par les sentiments les plus tendres et les plus puissants, par une parfaite conformité de pensées et d'inclinations, parvinrent à réunir autour d'elles une cour aussi brillante et aussi nombreuse que celle que l'ambition et l'intérêt assemblent dans les palais des rois; mais elle en différait en ce que l'on n'y voyait d'autres courtisans que ceux des Muses; en ce que l'on n'y obéissait qu'aux inspirations de l'amitié ou de l'amour; en ce qu'on n'y connaissait d'autre domination que celle de l'esprit et de la beauté, et qu'ainsi la contrainte et l'ennui en étaient bannis. Durant le temps de leur règne, fondé sur le plus légitime de tous les principes, le consentement universel, madame de Rambouillet et sa fille furent les modèles que tout le monde citait, que tout le monde admirait, que chacun s'efforçait d'imiter. Les jeunes femmes comme les femmes âgées s'empressaient auprès d'elles avec toutes les marques de la déférence et de l'attachement les plus sincères; elles étaient pour les jeunes gens comme pour les vieillards les objets d'une sorte de culte, et furent célébrées par les poëtes comme des divinités mortelles46. Pour elles l'inflexible


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<p>37</p>

SAINT-ÉVREMOND, Œuvres, édit. de 1753, in-12, t. III, p. 294.

<p>38</p>

FLÉCHIER, Oraison funèbre de madame de Montausier, dans les Oraisons funèbres de BOSSUET, FLÉCHIER, et autres orateurs, Paris, 1820, in-8o, t. I, p. 55; ou Recueil des oraisons funèbres prononcées par messire ESPRIT FLÉCHIER, 1740, in-12, p. 15.

<p>39</p>

Voy. D'AUBIGNÉ et FAUCHET.

<p>40</p>

DE LA CHESNAYE DES BOIS, Dictionnaire de la Noblesse, 2e édit., in-4o, t. I, p. 269.—MÉNAGE, édit.Poésies de MALHERBE, 2e édit., 1689, p. 515.—DE THOU, Hist.

<p>41</p>

TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. II, p. 214, édit. in-8o.

<p>42</p>

DE THOU, Hist., édit. in-4o, t. X, p. 406-536-544; t. II, p. 67 à 199; et BRIZARD, De l'amour de Henri IV pour les lettres.—FLÉCHIER, Or. funèbr., 1740, in-12, p. 10-14.—DUSSAULT, Choix d'oraisons funèbres, in-8o, t. I, p. 52 et 55.

<p>43</p>

HUET, Commentarius de rebus ad cum pertinentibus, p. 212.—FLÉCHIER, dans le Recueil de Dussault, t. I, p. 52-55.—FLÉCHIER, dans l'édit. de 1740, in-12, p. 10.

<p>44</p>

Poésies de François DE MAUCROIX, 1825, in-8o, p. 291.—Mémoires de M. le duc DE MONTAUSIER, 1731, t. I, p. 6 et 28-37-43; t. II, p. 90, 92, et p. 35.—TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. II, p. 207-256, note 10.—ANSELME, Hist. généalog. de la maison de France, t. III, édit. de 1733; t. II, p. 427; t. VIII, p. 769.—MORERI, dernière édit., 1759, t. I, p. 50, t. X, p. 679.—DE LA CHESNAYE DES BOIS, Dict. de la Noblesse, t. I, p. 289; t. VIII, p. 769.

<p>45</p>

Mémoires du duc DE MONTAUSIER, t. I, p. 83, 84, 86.

<p>46</p>

Lettres de feu BALZAC à CONRART, p. 26 et p. 215.—MALHERBE, édit. de 1822, in-8o, p. 113.—VOITURE, lettre no 70, à mademoiselle de Rambouillet, t. I, p. 168, édit. de 1677, in-12.—ÆGIDII MENAGII Poemata, 1663, p. 108.—LA MESNARDIÈRE, Poésies, 1656, in-folio, p. 89-109, 114 à 116.