Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2 - Charles Athanase Walckenaer


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Laval, son écuyer, à la tête de onze hommes à cheval, arrête en plein jour, dans la rue Saint-Thomas du Louvre, la voiture de Bartet. Deux des cavaliers se saisissent des chevaux, deux autres portent le pistolet à la gorge du cocher, deux autres mettent pied à terre, et entrent dans le carrosse le poignard à la main; ils se précipitent sur Bartet, lui coupent avec des ciseaux les cheveux d'un côté, et une moustache de l'autre; ils lui arrachent son rabat, ses canons et ses manchettes; et, après lui avoir appris que cette opération a lieu par ordre de monseigneur le duc de Candale, ils le laissent aller87.

      Sous Richelieu, le personnage, quelque élevé qu'il fût, qui aurait ainsi traité le plus obscur et le plus infime de ses affidés, eût été obligé de fuir, et aurait eu à supporter le poids d'une procédure criminelle. Mazarin, auquel Bartet se plaignit, lui promit justice, fit même commencer quelques procédures, mais n'osa pas les faire continuer. Candale avait rendu de grands services à Mazarin, qui s'était donné des torts envers lui, en ne réalisant pas la promesse qu'il avait faite de lui faire épouser sa nièce Martinozzi, mariée au prince de Conti. Mazarin ne fut donc pas fâché d'avoir occasion de montrer des égards pour ce seigneur, afin de le retenir dans son parti. D'ailleurs, Bartet avait été le protégé de la reine plus encore que celui de Mazarin, qui, dans sa correspondance écrite avec Anne d'Autriche, avait cherché à la prémunir contre les défauts du caractère de ce confident, et l'avait engagée à ne se fier à lui qu'avec précaution88. Toute la haute noblesse était indignée de l'insolence de Bartet, et applaudissait à l'avanie qui lui était faite. Chavagnac, en racontant cette aventure, dit qu'elle fit plus de bruit qu'elle ne méritait89. Madame de Sévigné n'en parle qu'en plaisantant, et la trouve tout à fait bien imaginée; elle ne doute pas que son cousin ne s'en soit fort diverti90. On rit beaucoup aux dépens de Bartet, et l'on fit sur lui le couplet suivant, qui courut tout Paris:

      Comme un autre homme

      Vous étiez fait, monsieur Bartet:

      Mais quand vous iriez chez Prudhomme,

      De six mois vous ne seriez fait

      Comme un autre homme91.

      Non-seulement Bartet n'obtint aucune réparation de l'affront qu'il avait éprouvé, mais plus tard on le força de s'exiler de la cour, lorsque le duc de Candale s'y trouvait92. Ainsi la différence des rangs était alors si fortement marquée, que ceux qui osaient s'en prévaloir pour conserver leurs priviléges d'insolence et de domination pouvaient encore faire violence à la justice et braver la faveur.

      Bussy et madame de Sévigné se faisaient part mutuellement dans leurs lettres des nouvelles qui pouvaient les intéresser: lui, celles de l'armée; elle, celles de la cour. Bussy, dans sa lettre du 17 octobre93, entretient sa cousine de la querelle qui s'est élevée entre le marquis d'Humières et le comte de Nogent, querelle si peu honorable pour ce dernier. Il avait été provoqué en duel par la Châtre, beau-frère d'Humières, et il avait refusé de se battre. D'Humières, toujours bien auprès du roi et des ministres, devint depuis maréchal de France. Le luxe du grand seigneur le suivait même à l'armée. Il fut le premier qui s'y fit servir en vaisselle d'argent, et avec les mêmes recherches et la même variété de mets que dans son hôtel. Comme la guerre continua, et se régularisa en quelque sorte, ce genre de luxe fut imité par tous les officiers généraux, et même par les simples colonels et les mestres de camp94. La Châtre nous est connu pas ses liaisons avec Ninon95. Armand, comte de Nogent, qui se noya depuis au fameux passage du Rhin96, était le fils de Nicolas de Bautru, modèle du courtisan fin, spirituel et bouffon. Celui-ci, arrivé à la cour d'Anne d'Autriche avec huit cents livres de rente, en avait cent cinquante mille lorsqu'il mourut. Sa femme se fit connaître par des désordres honteux. Il en demanda vengeance à la justice, et fit condamner un de ses valets, qui fut mis aux galères97. Il se rendait un jour chez la reine, lorsque cette affaire était encore récente; et la cynique plaisanterie qu'il se permit pour faire rejaillir sur le duc de Roquelaure le ridicule dont celui-ci avait voulu le couvrir en présence de toute la cour, prouve qu'une partie du secret de la mystérieuse intrigue de la duchesse de Roquelaure n'avait pas échappé aux regards scrutateurs des jeunes courtisans98. Cet indécent quolibet, qui fit rougir la reine, sert en même temps à expliquer le passage suivant de la lettre que madame de Sévigné écrivit à Bussy le 25 novembre99.

      «Madame de Roquelaure est revenue tellement belle, qu'elle défit hier le Louvre à plate couture100: ce qui donne une si terrible jalousie aux belles qui y sont, que par dépit on a résolu qu'elle ne serait pas des après-soupers, qui sont gais et galants comme vous savez. Madame de Fiennes voulut l'y faire demeurer hier; mais on comprit par la réponse de la reine qu'elle pouvait s'en retourner.»

      Madame de Sévigné paraît avoir ignoré le véritable motif de l'exclusion de la duchesse de Roquelaure des après-soupers; mais la duchesse de Roquelaure a dû le connaître ou le deviner. Les chagrins causés par des humiliations de cette nature, et par les remords de les avoir mérités, ont pu contribuer, autant que les infidélités de Vardes, à précipiter dans la tombe cette intéressante victime d'un premier amour. Une autre raison devait encore déterminer à ne pas admettre la duchesse de Roquelaure dans ces réunions familières. Le jeune duc d'Anjou manifestait du penchant pour elle; et le chagrin qu'il témoigna lorsqu'il apprit sa mort montra quelle était déjà la violence de sa passion101.

      Madame de Sévigné, qui ne veut rien laisser ignorer à Bussy de ce qui se passe dans le monde, raconte aussi dans la même lettre une querelle assez ridicule, mais qui n'eut aucune suite, entre le prince d'Harcourt, la Feuillade, qui fut depuis maréchal de France, et le chevalier de Gramont, si connu par l'histoire que le spirituel Hamilton nous a donnée de ses aventures galantes. La chose se passa chez Jannin de Castille, financier, assez bel homme, peu spirituel, et fort riche. Bussy a fait lui-même connaître les liaisons de ce personnage avec la comtesse d'Olonne102, et Sauval a révélé celles qu'il eut avec mademoiselle de Guerchy, une des filles d'honneur de la reine103. Mademoiselle de Guerchy fut depuis la maîtresse du duc de Vitry, et périt victime des moyens qu'employa pour la faire avorter une sage-femme nommée Constantin, qui fut pendue pour ce crime. Le comte Gaspard de Chavagnac, qui, pour obliger Vitry, son ami, avait conduit l'infortunée Guerchy chez la Constantin, fut mis en cause, et subit même une condamnation, qui ne fut pas capitale. Lui, qui était la bravoure même, raconte naïvement dans ses Mémoires la frayeur qu'il éprouva «quand il vit les mêmes juges avec lesquels il faisait tous les jours la débauche l'interroger avec un visage si sévère104».

      Madame de Sévigné apprit, sans en connaître la cause, que la duchesse de Châtillon se trouvait captive chez l'abbé Fouquet; et, dans sa lettre du 5 novembre, elle mande cette nouvelle à son cousin en une seule ligne, en ajoutant: «Cela paraît fort plaisant à tout le monde105.» Singulière époque que celle où l'on trouvait plaisant qu'une femme de ce rang, de cette naissance, qu'une Montmorency, que la veuve d'un Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, fût retenue d'autorité en chartre privée, chez un abbé, son amant! Cependant la chose paraîtra moins étrange lorsque l'on saura que l'abbé Fouquet avait avec lui sa mère, qui était la vertu même106.

      Quand Bussy reçut, le 22 novembre, cette dernière lettre de madame de Sévigné, il n'était plus à l'armée. Pour être placé sur les cadres de ceux


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<p>87</p>

CHAVAGNAC, Mém., t. I, p. 220.—MONTPENSIER, Mém., t. XLI, p. 489.—CONRART, Mém., t. XLVIII, p. 265.

<p>88</p>

Lettres du cardinal Mazarin à la reine, 1836, in-8o, p. 419; lettre en date du 27 novembre 1641.

<p>89</p>

CHAVAGNAC, t. I, p. 220.

<p>90</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (19 juillet 1655), t. I, p. 37, édit. de Monmerqué; t. I, p. 47, édit. de G. de S.-G.

<p>91</p>

CONRART, Mém., t. XLVIII, p. 263, note 1. Voyez ci-dessus, p. 40.

<p>92</p>

MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 22.

<p>93</p>

BUSSY, dans les Lettres de SÉVIGNÉ, t. I, p. 43 de l'édit. M.; t. I, p. 53 de l'édit. de G. de S.-G.

<p>94</p>

GOURVILLE, Mém., t. LII, p. 287.

<p>95</p>

Voyez la première partie de ces Mémoires, ch. XVI, p. 244.

<p>96</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (17 juin 1672), t. II, p. 468, édit. M., et t. III, p. 61, édit. G. de S.-G.

<p>97</p>

Ménagiana, t. I, p. 67, 140, 267.

<p>98</p>

Ibid., t. III, p. 48 et 49.

<p>99</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (25 novembre 1655), t. I, p. 46, édit. de M.; t. I, p. 59, édit. de G. de S.-G.—BUSSY, Mém., t. II, p. 54, édit. in-12.

<p>100</p>

Conférez MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 137.

<p>101</p>

MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 268 et 269.

<p>102</p>

BUSSY, Histoire amoureuse de la France, édit. 1710, p. 26, 31, 55.—Histoire amoureuse des Gaules, édit. 1754, t. I, p. 23, 28, 32, 42, 52.

<p>103</p>

SAUVAL, Galanteries des Rois de France, 1738, t. II, p. 73.

<p>104</p>

GASPARD, comte de CHAVAGNAC, Mém., t. I, p. 220 à 222, édit. de Besançon, 1699, in-12.

<p>105</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (25 novembre 1655), t. I, p. 45, et p. 56 de l'édit. de G. de S.-G.

<p>106</p>

MONTPENSIER, t. XLII, p. 148.