Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2 - Charles Athanase Walckenaer


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Descartes et Corneille s'étaient, chacun dans leur genre, élevés à une hauteur à laquelle aucun de leurs contemporains en Europe ne pouvait prétendre. Les guerres qui avaient lieu n'étaient pas de celles où le sort des combats dépend uniquement de l'art de réunir à temps des masses énormes et nombreuses pour les précipiter les unes sur les autres, et où, après un immense carnage, celui qui pouvait faire donner la dernière réserve était certain de rester maître du champ de bataille. Les armées étaient peu nombreuses; elles pouvaient se mouvoir facilement: tout dépendait de l'habileté des chefs et de la valeur des troupes; et les nobles, qui s'y trouvaient en grand nombre et en formaient l'élite, leur donnaient l'exemple, et s'exposaient les premiers au péril. C'était pour la France un grand malheur, mais aussi un grand honneur, que les armées qui combattaient contre elle, comme celles qui combattaient pour elle, fussent commandées par des Français, et que ces Français eussent acquis la réputation d'être les plus grands capitaines de leur temps. L'Europe entière était attentive à cette lutte que la suite des événements avait établie entre Condé et Turenne, et où tous deux déployaient un génie qui accroissait encore leur grande renommée et excitait l'admiration des plus illustres guerriers.

      Ce spectacle n'était pas le seul qui fût digne de fixer alors l'attention des étrangers sur la France; elle en offrait un autre, que Christine était bien capable d'apprécier. Un mouvement nouveau et extraordinaire se faisait remarquer dans les esprits. L'exemple donné par l'hôtel de Rambouillet fructifiait; l'instruction se répandait, et devenait en honneur parmi ces nobles qui faisaient autrefois gloire de leur ignorance. Le spirituel Saint-Évremond a raconté avec sa grâce accoutumée une conversation dont il fut témoin, qui peint à merveille l'état de la cour, et le contraste qu'offraient à cette époque les jeunes seigneurs à la mode, et ceux qui, plus âgés, étaient restés partisans des anciennes mœurs et des anciennes habitudes.

      La présence de la reine Christine en France fut l'occasion de ce dialogue, dont les principaux interlocuteurs étaient Guillaume Bautru, comte de Serrant, connu par ses bons mots et son savoir, et d'autant plus grand partisan de la reine Christine qu'il en avait été fort goûté; le commandeur de Jars, de la maison de Rochechouart, bon guerrier, homme de grand sens, mais qui se vantait de ne rien devoir aux lettres ni aux sciences, et qui faisait gloire de mépriser ce qu'il appelait leur jargon144; de Lavardin, évêque du Mans, fort décrié par ses mœurs, recherché pour les délices de sa table, beau parleur, l'ornement des cercles des précieuses, qui admiraient son langage fleuri, correct, mais diffus145. D'Olonne et Saint-Évremond, tous deux présents, se contentèrent d'écouter, et ne prirent point de part à cet entretien. Mais comme avant qu'il ne fût terminé le comte d'Olonne quitta le salon, Saint-Évremond crut devoir lui envoyer dans une lettre le récit suivant, dont nous allons emprunter la substance.

      Bautru entama un éloge pompeux de la reine Christine, qui, disait-il, parlait huit langues, et ne s'était montrée étrangère à aucun genre de connaissances. Tout à coup le commandeur de Jars se leva, et ôtant son chapeau d'un air tout particulier: «Messieurs, dit-il, si la reine de Suède n'avait su que les coutumes de son pays, elle y serait encore: pour avoir appris notre langue et nos manières, pour s'être mise en état de réussir huit jours en France, elle a perdu son royaume. Voilà ce qu'ont produit sa science et ses lumières, que vous nous vantez.» Alors Bautru de perdre patience, de s'étonner qu'on puisse être si ignorant; puis de citer Charles-Quint, Dioclétien, Sylla, et tous ceux qui se sont montrés admirables en se démettant du souverain pouvoir; puis enfin de mettre en avant Alexandre, César, M. le prince de Condé, M. de Turenne, et tous les grands capitaines qui ont estimé les lettres et les ont cultivées..... Bautru aurait continué longtemps, si le commandeur, impatienté, ne l'eût interrompu avec tant d'impétuosité, qu'il fut contraint de se taire. «Vous nous en contez bien, dit-il, avec votre César et votre Alexandre. Je ne sais s'ils étaient savants ou non savants: il ne m'importe guère; mais je sais que de mon temps on ne faisait étudier les gentils-hommes que pour être d'Église; encore se contentaient-ils le plus souvent du latin du bréviaire. Ceux que l'on destinait à la cour ou à l'armée allaient honnêtement à l'académie; ils apprenaient à monter à cheval, à danser, à faire des armes, à jouer du luth, à voltiger, un peu de mathématique, et c'était tout. Vous aviez en France mille beaux gens d'armes, galants hommes. C'est ainsi que se formaient les de Thermes146 et les Bellegarde147. Du latin! de mon temps du latin! un gentil-homme en eût été déshonoré. Je connais les grandes qualités de M. le Prince, et suis son serviteur; mais je vous dirai que le dernier connétable de Montmorency a su maintenir son crédit dans les provinces et sa considération à la cour sans savoir lire. Peu de latin, vous dis-je, et de bons Français!»

      Bautru, retenu par la goutte sur son fauteuil, ne pouvait se contenir; il faisait des efforts pour se lever, et allait répliquer, quand le prélat, charmé de trouver une si belle occasion de faire briller son savoir et sa belle élocution, étendit les bras entre les deux interlocuteurs, trois fois toussa avec méthode, trois fois sourit agréablement à l'apologiste de l'ignorance; puis, lorsqu'il crut avoir suffisamment composé sa physionomie, il dit qu'il allait concilier les deux opinions; et il prononça un discours gonflé de fleurs de rhétorique, chamarré de comparaisons subtiles, embarrassé de distinctions frivoles, obscurci par d'inutiles définitions; ne cessant, pendant qu'il parlait, d'accompagner sa voix de gestes méthodiques, marquant du doigt indicateur le commencement, le milieu et la fin de chacune de ses longues périodes. Le commandeur ne put y tenir. «Il faut finir la conversation, reprit-il brusquement; j'aime encore mieux sa science et son latin que le grand discours que vous faites.» Bautru, de son côté, avoua qu'il préférait l'agréable ignorance du commandeur aux paroles magnifiques du prélat.

      Ainsi finit cet entretien. L'évêque se retira en montrant une grande satisfaction de lui-même, et en paraissant avoir pitié de ces deux gentils-hommes, si peu en état d'apprécier la véritable éloquence et les savants artifices de l'argumentation, l'un parce qu'il n'avait aucune étude, l'autre à cause de la fausse direction des siennes148.

      Le parti de ceux qui prônaient la doctrine du commandeur de Jars était partout le plus faible; le goût de l'instruction était général dans les hautes classes de la société; l'ascendant des femmes et leur influence sur le bon ton, le savoir-vivre et la politesse des manières, s'accroissaient encore par les inclinations naissantes du jeune monarque, par les ballets, les réunions, les divertissements, devenus de plus en plus fréquents. Plusieurs cercles s'étaient établis à l'imitation de celui de l'hôtel de Rambouillet; et quelques-uns offraient dans l'exagération de leur modèle des côtés ridicules, qui furent aussitôt saisis par les bons esprits, et que Saint-Évremond fit ressortir dans une satire intitulée le Cercle149. Cette pièce, faiblement versifiée, offre des tableaux moins comiques, mais peut-être plus exacts, que ceux de la comédie de Molière sur les précieuses, qui ne fut écrite que trois ans après.

      Saint-Évremond, dans sa satire, nous présente d'abord le portrait d'un habitué

      De certaine ruelle

      Où la laide se rend aussi bien que la belle,

      Où tout âge, où tout sexe, où la ville et la cour

      Viennent prendre séance en l'école d'amour.

      D'abord il peint la prude

      qui partage son âme

      Entre les feux humains et la divine flamme;

      la coquette surannée, et la jeune coquette, qui n'a que la vanité en tête,

      Contente de l'éclat que fait la renommée;

      et la coquette solide, qui,

      opposée à tous ces vains dehors,

      Se veut instruire à fond des intérêts du corps.

      Puis

      L'intrigueuse


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<p>144</p>

SAINT-ÉVREMOND, Œuvres, édit. 1753, t. II, p. 79 à 83.

<p>145</p>

DES MAIZEAUX, Vie de Saint-Évremond, dans les Œuvres, t. I, p. 78, 83.

<p>146</p>

Paul de la Barthe, maréchal de Thermes.

<p>147</p>

Le duc de Bellegarde, grand écuyer.

<p>148</p>

SAINT-ÉVREMOND, t. II, p. 83.

<p>149</p>

Ibid., p. 83, 85.