Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2 - Charles Athanase Walckenaer


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laissent toujours après elles les passions satisfaites, ils regrettaient fréquemment de n'avoir pas le courage de les imiter.

      Avec une telle disposition des esprits, comment pouvait-on ne pas être charmé d'un écrivain qui donnait aux raisonnements les mieux enchaînés, aux discussions les plus savantes, la forme d'un dialogue animé, la gaieté d'une scène comique, le sel mordant d'une satire enjouée, l'autorité d'une doctrine irréfragable, l'entraînement de la plus sublime éloquence? L'intérêt qu'inspiraient de tels écrits s'augmentait encore quand on savait qu'ils étaient composés pour venger des solitaires vertueux et inoffensifs, de saintes et faibles religieuses, des hommes admirés de l'Europe entière par le noble usage qu'ils faisaient de leur génie et de leurs loisirs, des femmes d'un mérite supérieur, gloire et modèle de leur sexe; quand on songeait qu'ils étaient opprimés au nom de la religion par un ministre qui, après avoir enlevé à tous la liberté politique avec une armée de soldats, voulait avec une armée de religieux ravir aussi à tous la liberté de conscience, et anéantir toute discussion sur les intérêts spirituels, comme il l'avait déjà fait sur les intérêts temporels.

      Qu'on ne s'étonne pas qu'un livre composé pour une lutte qui n'existe plus, et pour un temps si différent du nôtre, ait survécu à l'époque qui le vit naître, aux motifs qui le firent écrire, et qu'il captive encore tellement notre attention, qu'on ne peut en quitter la lecture, lorsqu'une fois on l'a commencée. Ceux-là même qui l'ont le plus loué n'y ont vu qu'un livre de controverse religieuse, qu'un ouvrage de circonstance, et n'ont pas su apercevoir, sous la forme spéciale et théologique qui la déguise, toute la grandeur des questions qui y sont traitées. Les vérités qu'on y agite ne sont ni fugitives ni périssables; ce sont celles qui intéressent le plus l'homme sociable et l'homme religieux. Le système des opinions probables et de la direction d'intention, qu'est-ce autre chose que la vieille dispute des stoïciens et des sceptiques? Quel est celui qui ne fait pas un retour plein d'effroi sur lui-même, alors que l'auteur des Provinciales prouve, avec une évidence qui s'accroît à chaque page, que les principes de la morale ne peuvent se modifier ni se laisser fléchir; et que si par la faiblesse de notre nature on est amené à se permettre la moindre déviation, le premier pas nous conduit, par une route de plus en plus divergente, jusque dans l'abîme du crime et de la folie? Ne sentons-nous pas que nos passions, nos vices et notre égoïsme sont des casuistes toujours prêts à égarer notre conscience, et l'obligent à des capitulations qui tendent à altérer sa pureté, et même à la pervertir entièrement? Ces disputes, qui paraissent toutes théologiques, sur la grâce suffisante et insuffisante, diffèrent-elles en rien des doutes et des croyances sur l'absence ou l'existence de l'intervention céleste dans les choses terrestres, et sur la liberté de l'homme dans ses rapports avec Dieu? A quelle époque et chez quel peuple civilisé les philosophes ont-ils cessé de se partager sur ces questions, ou se sont-ils abstenus de les discuter? En est-il en effet de plus hautes? en est-il qui intéressent plus l'homme en général? En est-il qui embrassent d'une manière plus complète toute sa destinée dans sa vie présente et mortelle et dans son immortel avenir?

      Le voile dont se couvrait l'auteur de ces lettres, et qui fut quelque temps avant de pouvoir être soulevé, contribua encore à leur réputation. Quand on sut quel était le nom célèbre que cachait le nom obscur de Montalte, et que Blaise Pascal, connu par ses sublimes découvertes en physique et en mathématiques, était celui que l'on cherchait, la surprise se mêla à l'admiration. Tout le monde voulut lire ces écrits théologiques du jeune et savant géomètre. Madame de Sévigné, qui avait parmi les solitaires de Port-Royal des amis dévoués, lut donc aussi les Petites Lettres (c'est ainsi qu'on les appelait alors); elle les lut avec l'intérêt puissant qu'excitaient en elle le sujet et les personnages; elle se pénétra des doctrines qu'elles contenaient. Nous nous en apercevons souvent en lisant ce qu'elle a écrit, et par cette raison nous avons dû signaler l'époque de leur apparition comme une circonstance essentielle dans sa vie.

      L'effet des Provinciales ne se borna pas à exciter une stérile admiration. L'opinion publique fut tellement émue par elles, elles excitèrent une telle clameur, qu'elles forcèrent en quelque sorte l'autorité à permettre que les solitaires de Port-Royal reprissent possession de leur vallée chérie, et rouvrissent leur savante école: le gouvernement permit encore aux saintes vierges du couvent de les encourager par leurs prières, tandis qu'eux-mêmes les instruisaient par leurs discours et les édifiaient par leurs exemples152.

      CHAPITRE VIII.

      1657-1658

      Soins que madame de Sévigné donne à l'éducation de ses deux enfants.—Leur amitié prouve qu'ils ont été élevés ensemble.—Services rendus par les jésuites à l'éducation publique.—Révolution dans la philosophie, produite par Descartes. Elle donne l'impulsion aux écrivains de Port-Royal.—Bossuet paraît.—Sa doctrine, fondée sur les saintes Écritures, ne s'appuie ni sur Jansenius ni sur les jésuites.—Madame de Sévigné fait l'éducation de ses enfants sous l'influence de ces divers systèmes.—Elle les résume tous en elle.—Sa fille s'instruit dans la philosophie de Descartes, et est moins religieuse que sa mère.—Son fils est conduit par l'influence du jansénisme aux pratiques de la plus haute dévotion.—La vie de l'une comme celle de l'autre prouvent combien leur éducation fut soignée.—Caractère de madame de Grignan.—Caractère du marquis de Sévigné.—Différence d'opinion entre la mère, la fille, et le fils, en matière de littérature.—De l'abbé Arnauld, et de l'origine de sa liaison avec madame de Sévigné.—Ce qu'il dit d'elle lorsqu'il la rencontra pour la première fois avec ses enfants.

      Les deux enfants de madame de Sévigné étaient tous deux parvenus à cet âge qui tient le milieu entre l'enfance et l'adolescence, et que les anciens exprimaient par un mot qui manque à notre langue. Les soins qu'elle donnait à leur éducation devenaient de jour en jour plus importants et plus nécessaires; et sans doute une partie du temps qu'elle était habituée à sacrifier aux amusements du monde fut consacrée aux deux êtres qui lui étaient les plus chers, et vers lesquels se dirigeaient ses principales pensées.

      Ce n'était pas à cause de ce titre d'excellente mère qu'elle s'était attiré les prévenances et les assiduités d'un si grand nombre de ses contemporains et qu'elle était recherchée par les femmes les plus aimables de son temps; les intérêts de la société, dont elle faisait le charme, se trouvaient, au contraire, en opposition avec ses devoirs maternels. Aussi les mémoires et les correspondances de ces temps ne nous donnent aucun détail sur la manière dont madame de Sévigné dirigea l'éducation de ses enfants. Mais l'amitié vive et sincère qui s'établit entre le frère et la sœur semble démontrer qu'ils ont été élevés ensemble et sous les yeux de leur mère.

      On a souvent discuté les avantages et les désavantages de l'éducation publique et de l'éducation particulière, et cherché à déterminer quelle est celle des deux qui doit obtenir la préférence sur l'autre. Montaigne et Pascal n'eurent point d'autres précepteurs que leurs pères; et nous savons que ceux-ci firent de l'éducation de leurs enfants l'œuvre principale de leur vie. Cependant ces exemples et plusieurs autres semblables ne décident point cette question, qui, comme beaucoup d'autres, n'est pas susceptible d'une solution absolue. Il en est des divers modes d'éducation comme des différentes formes de gouvernement, dont les perfections et les vices dépendent de ceux qui les dirigent. A l'époque dont nous parlons il régnait une grande émulation pour le perfectionnement de l'éducation publique. L'université de Paris, après avoir rendu d'immenses services pour la renaissance des lettres en Europe, était, comme toutes les corporations privilégiées ou sans rivales, restée stationnaire au milieu du mouvement progressif de la société et des esprits. Retranchée derrière ses vieux usages et ses antiques préjugés, elle serait devenue tout à fait impropre à remplir les fins de sa création, si les jésuites, en élevant partout des colléges qui ne ressortissaient pas à sa juridiction, et en admettant dans leur plan d'éducation tout ce que les mœurs et les progrès de la société rendaient nécessaire, n'avaient pas produit une heureuse émulation, et forcé l'université, au commencement du dix-septième siècle, à introduire quelques innovations dans ses statuts. Ces innovations furent en petit nombre et insuffisantes; cependant l'université ne put se décider à les faire


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<p>152</p>

PETITOT, Notice sur Port-Royal, dans la Collection des Mémoires sur l'Hist. de France, t. XXXIII, p. 137.