Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3. Charles Athanase Walckenaer
injonction de se rendre sans délai près de lui à Dijon. Les approvisionnements et les apprêts de tout ce qui était nécessaire pour entrer en campagne étaient hâtés par le roi, au milieu de l'hiver, avec une activité inaccoutumée. On sut que, pour pouvoir suffire à tous les ordres qu'il donnait, il interrompait ses heures de sommeil; et on vit bien qu'il n'était pas, comme il voulait le faire croire, uniquement occupé des plaisirs de sa cour, des embellissements du château de Saint-Germain et des grandes et étonnantes constructions qui s'exécutaient à Versailles. L'imminence du danger fit sortir de son assoupissement l'indolence espagnole, et bientôt le secret que le roi de France avait dissimulé avec tant de soin fut divulgué, mais trop tard. Par des marches habilement déguisées, une armée, dont les divers corps étaient naguère disséminés dans toutes les parties du royaume, se trouva tout à coup réunie et prête à marcher. Condé, qui n'avait supporté qu'avec douleur le repos auquel il avait été condamné, en prit le commandement. En deux jours, il s'empare de Besançon177; Luxembourg, qui servait sous lui, prend en même temps Salins178. Dôle veut résister: Louis XIV y vient en personne, et, après quatre jours de siége, s'en rend maître179. Deux jours après, Gray se donne à lui, et toute la Franche-Comté lui fait sa soumission. La conquête de cette grande et belle province fut achevée durant le plus grand froid de l'année, entre le 7 et le 22 février (1668), c'est-à-dire en quinze jours180.
Cependant, aussitôt que les alliés de Louis XIV avaient commencé à pénétrer le secret de ses desseins, ils s'étaient tournés contre lui. Dès le mois de janvier de cette année, l'Angleterre, la Suède et la Hollande avaient projeté entre elles une triple alliance, qui fut confirmée presque aussitôt après la conquête de la Franche-Comté. De concert avec l'Espagne, ces puissances ouvrirent des négociations avec l'ambitieux conquérant, pour le forcer à la paix181.
Louis XIV ne manquait pas de bravoure; il était froid et calme au milieu du danger; il savait s'y exposer, pour l'exemple. Il en donna des preuves au siége de Lille, jusqu'à mécontenter sérieusement Turenne; mais ce n'était pas par entraînement et par goût que Louis XIV aimait les batailles, c'était pour l'agrandissement de la France, qui en devait être le résultat. Quoique pendant son jeune âge il eût avec toute la cour toujours suivi les armées, il s'était peu appliqué à la stratégie. Mazarin, qui avait voulu prendre un grand ascendant sur son esprit, avait plutôt cherché à le rendre attentif aux choses où lui-même excellait qu'à celles qu'il ignorait. Il l'avait rendu plus habile à conduire les affaires d'un royaume qu'à commander les armées. Cependant le bon sens du jeune monarque et son instinct de gloire lui avaient révélé que l'art du commandement et les talents guerriers étaient les qualités les plus essentielles à un roi de France, sans cesse obligé de comprimer l'envie ou l'ambition des grandes puissances qui l'environnent. Depuis qu'il gouvernait par lui-même, Louis XIV s'était appliqué à acquérir tout ce qui lui manquait à cet égard; et, dans la campagne de Lille, il avait noblement et hautement déclaré qu'il se mettait sous la direction de M. de Turenne, pour prendre de lui des leçons sur le grand art de la guerre182. En étudiant soigneusement la correspondance particulière de Louis XIV avec ses généraux et ses ministres, on voit qu'il était doué d'une bonne mémoire, qu'il avait un grand esprit de détail et beaucoup de persévérance dans tout ce qu'il entreprenait. Il était parfaitement instruit de ce qui concerne l'administration et le matériel d'une armée; il était même devenu savant dans les campements, les évolutions des troupes et dans la conduite des siéges. Mais cette perspicacité qui révèle les moyens de tirer tout le parti possible des hommes que l'on commande et du terrain sur lequel on doit les faire mouvoir; qui, par des plans savamment combinés, sait préparer les succès d'une campagne, prévoit tous les obstacles, et devine toutes les chances de succès ou de revers; cette vivacité de conception qui permet de changer et de modifier sans cesse les projets conçus, selon les entreprises habiles ou inhabiles de l'ennemi; enfin, ce coup d'œil qui sur un champ de bataille, d'après l'aspect du terrain et des forces qui s'y trouvent réunies, aperçoit aussitôt et comme par inspiration toutes les dispositions qu'il faut prendre, tous les ordres qui sont à donner pour disputer ou s'assurer la victoire; ce calme et cette présence d'esprit qui, au milieu de la destruction et du désordre des combats, suit avec méthode ses combinaisons, en reforme de nouvelles selon les alternatives de la fortune, et, toujours à propos, fait la part de l'audace et celle de la prudence, tout cela manquait à Louis XIV183. Tout cela constitue le génie guerrier, et le génie ne s'apprend pas; il résulte d'une organisation et d'un ensemble de facultés que les circonstances exaltent, que l'étude et l'application perfectionnent, mais qu'elles ne peuvent donner. La nature, qui fait le poëte sublime et l'orateur puissant, fait aussi le grand capitaine. Condé et Turenne s'étaient, dès leur plus jeune âge, montrés dans les batailles supérieurs à tous ceux de leur temps; il en fut ainsi d'Alexandre et de César dans l'antiquité, et, dans nos temps modernes, de Frédéric et de Napoléon. Louis XIV, s'il n'était pas né roi, aurait pu être un Colbert ou un Louvois; mais il n'eût jamais pu être un Turenne ni un Condé. Ses ministres ne l'ignoraient pas; et, intéressés à seconder ses penchants et à le flatter par des choses dans lesquelles il excellait, ils désiraient la paix, qui devait augmenter leur influence et annuler celle des généraux et des guerriers, dont la cour était presque entièrement composée. Turenne surtout portait ombrage aux ministres: non-seulement le roi avait en lui une entière confiance pour tout ce qui concernait la guerre, mais il le consultait et l'employait secrètement pour les affaires politiques. Familier et affectueux avec les simples officiers, ayant pour les soldats des soins paternels, Turenne était adoré des uns et des autres; mais l'ambition qu'il montrait pour l'élévation de sa maison, sa hauteur et sa dureté envers les autres généraux lui faisaient de nombreux ennemis, et les ministres trouvaient en eux un appui pour combattre l'ascendant qu'il prenait chaque jour sur l'esprit du roi184. Ils engagèrent donc celui-ci à écouter les propositions de paix qui lui étaient faites. Il ne devait pas, suivant eux, effrayer plus longtemps l'Europe en montrant une trop grande avidité pour les conquêtes. Il était urgent de diviser et de rompre la triple alliance avant qu'elle se fût transformée en une coalition nombreuse et formidable. La paix pouvait assurer pour toujours à l'État une partie des conquêtes du roi, et il dépendait du roi de la conclure. Plus tard, s'il éprouvait des revers ou même une plus grande résistance, la lutte pouvait se prolonger de manière à épuiser les ressources du royaume. Condé et Turenne ouvraient un avis contraire. L'armée, en quelque sorte, n'avait pas eu d'ennemis à combattre; elle n'avait éprouvé aucune perte notable; c'était une des plus belles, une des mieux pourvues d'artillerie et de toutes sortes de munitions qu'on eût encore rassemblée. Pleine d'ardeur et sous la conduite de son roi, ses succès seraient aussi certains que rapides: il fallait donc la faire marcher sur les Pays-Bas et en achever la conquête. Elle serait accomplie avant même que la triple alliance ait eu le temps de rassembler ses troupes. Alors la paix offerte par le roi deviendrait plus facile à conclure avantageusement. Si, à la première annonce d'une coalition, on prenait le parti de la modération, on donnerait à la triple alliance plus de confiance en ses forces. Le prompt résultat qu'elle aurait dès à présent obtenu lui démontrerait la nécessité de resserrer ses liens, afin de se prémunir contre les dangers à venir. Ce n'était donc pas là le moment de poser les armes, mais bien de continuer la guerre185. Ce conseil était sans nul doute le meilleur à suivre; mais Louis XIV voulait terminer Versailles, et il était dans le premier feu de son amour pour madame de Montespan186. L'opinion de ses ministres fut préférée à celle de ses généraux: la paix d'Aix-la-Chapelle fut conclue. La France rendit la Franche-Comté, et garda les conquêtes qu'elle avait faites en Flandre187.
A la suite de ces glorieuses et profitables expéditions, les promotions de maréchaux et d'autres grâces conférées par le monarque répandirent la joie à la cour: une diminution
177
MONGLAT,
178
BUSSY,
179
LOUIS XIV,
180
MONTPENSIER,
181
MONGLAT,
182
RAMSAY,
183
Le général GRIMOARD,
184
RACINE,
185
LOUIS XIV,
186
LA FARE,
187
MONGLAT,