Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3 - Charles Athanase Walckenaer


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de Gesvres. Il y avait aussi à cette même table madame de Tallemont, madame et mademoiselle de Raré, mademoiselle de Scudéry et enfin madame Scarron. Réduite à l'indigence par la suppression de la pension de deux milles livres que lui faisait la reine mère, pension dont elle avait en vain sollicité le rétablissement, madame Scarron avait refusé d'épouser un homme riche de naissance, mais de mœurs dissolues. Pour ne pas être à charge à ses puissants amis, qui offraient de la recueillir chez eux, elle avait mieux aimé se résoudre à s'expatrier, et consentir à se mettre à la suite de mademoiselle d'Aumale, princesse de Nemours, qui allait à Lisbonne pour être reine de Portugal. Mais madame de Thianges, qui connaissait avec quelle répugnance madame Scarron avait pris cette résolution, s'opposa à son départ, et la présenta à sa sœur madame de Montespan, qui la prit en amitié. Madame de Montespan, alors au commencement de sa liaison avec le roi, obtint facilement ce que les Richelieu, les Chalais, les d'Albret, les Villeroy et madame d'Heudicourt avaient en vain sollicité202. Malgré la vive opposition de Colbert, la pension de madame Scarron fut rétablie. Louis XIV, habile à donner un plus grand prix à toutes ses grâces par la manière dont il les conférait, tira parti de ses refus et de ses délais mêmes, lorsque madame Scarron, présentée par madame de Montespan, vint lui faire ses remercîments. «Madame, lui dit-il, je vous ai fait attendre longtemps. J'ai été jaloux de vos amis, et j'ai voulu avoir ce mérite auprès de vous203.» Telle fut la première entrevue de deux êtres depuis si intimement unis, séparés alors par un si grand intervalle, qui croyaient n'avoir plus jamais aucune autre occasion de se voir ou au moins de se parler. Pourtant madame de Montespan continua de goûter de plus en plus la société de madame Scarron, qui, toujours prudente et réservée, ne se prodiguait pas, et tournait déjà à la grande dévotion. Madame de Sévigné, qui avait été liée avec Scarron, ne cessa point de voir sa veuve, et la rencontrait souvent chez la maréchale d'Albret, à l'hôtel de Richelieu et chez madame d'Heudicourt. Le public de cette époque n'était pas encore déshabitué du style burlesque mis en crédit par Scarron; et après lui Loret et ses continuateurs avaient, par leurs gazettes du monde élégant, continué à en maintenir la vogue dans la haute société. Aussi les œuvres de Scarron204, qui furent alors réunies et publiées avec ses lettres inédites, livrées à l'éditeur par d'Elbène, eurent-elles un grand succès. Une de ces lettres, adressée à madame de Sévigné205, dont nous avons déjà parlé à sa date, constatait l'admiration qu'avait eue pour elle ce bel esprit bouffon; et plusieurs autres lettres, de même pour la première fois publiées, démontraient la sollicitude de Scarron pour sa femme, la tendresse et le respect qu'elle avait su lui inspirer, et ajoutaient encore à l'intérêt qu'on prenait à elle. L'ambition de madame Scarron parut comblée lorsqu'on eut rétabli sa pension. Du moins elle écrivit à madame de Chanteloup, son amie: «Deux mille livres! c'est plus qu'il n'en faut pour ma solitude et pour mon salut206.» Par la suite, cette somme ne suffisait pas au salaire d'une de ses femmes de service.

      CHAPITRE VI.

      1668-1669

      La fête donnée à Versailles ajoute à la célébrité de ce lieu.—La description de Versailles, dans le roman de Psyché, de la Fontaine, contribue au succès de cet ouvrage.—Madame de Sévigné lisait tous les écrits de cet auteur.—Elle aimait les divertissements du théâtre.—Elle approuvait Louis XIV d'avoir soutenu le Tartuffe.—Chefs-d'œuvre de Molière, de la Fontaine, de Racine et de Boileau qui parurent à cette époque.—Ce grand mouvement littéraire exerce de l'influence sur le talent de madame de Sévigné.—L'amour maternel suppléait chez elle à l'amour de la gloire.—Louis XIV fait cesser les persécutions contre les jansénistes, et les rappelle de leur exil.—Madame de Sévigné les revoit chez elle et chez la duchesse de Longueville.—Elle lit les Essais de morale de Nicole.—Succès du P. Desmares à Saint-Roch.—Prédiction de madame de Sévigné sur le P. Bourdaloue. Elle se rétracte.—De Bossuet.—Madame de la Fayette fait paraître Zayde;—Huet, son Traité sur l'origine des romans.—Madame de Sévigné ignorait qu'elle participerait à la gloire du grand siècle.—Elle se mettait au-dessous de toutes les femmes auteurs de son temps.—Les lettres qu'elle écrit à Bussy sont au nombre de ses meilleures.—Bussy les recueille, et les insère dans ses Mémoires.—Inscription qu'il met au bas du portrait de madame de Sévigné.—Elle et Bussy se faisaient valoir mutuellement.—Mot de madame de Sévigné à ce sujet.—Jugement que Bayle porte des lettres de madame de Sévigné à Bussy.—Poëme d'Hervé de Montaigu sur le style épistolaire.—Éloge qu'il fait de madame de Sévigné.—Elle a entretenu une correspondance très-active avec le cardinal de Retz.—Retz s'était volontairement retiré à Commercy.—Il s'était réconcilié avec Louis XIV, auquel il rendit d'importants services.—Il va deux fois à Rome, et contribue à la nomination de deux papes.—Madame de Sévigné lui écrit pour lui recommander Corbinelli et une affaire qui intéresse le maréchal d'Albret.—Réponse qu'elle en reçoit.

      L'éclat et la pompe de la grande fête qui eut lieu à Versailles, après la paix d'Aix-la-Chapelle, avaient donné beaucoup de célébrité à cette ville nouvelle, à ce château, à ces jardins, à ce parc, magnifiques créations de Louis XIV, presque aussi rapides et aussi étonnantes que ses conquêtes. La Fontaine fit alors paraître son charmant poëme d'Adonis et son gracieux roman de Psyché207. Les descriptions du lieu où l'auteur a placé les interlocuteurs de ce roman nous paraissent avec raison aujourd'hui un hors-d'œuvre; mais alors, au contraire, ces descriptions, où la poésie venait au secours de la prose, contribuèrent beaucoup au succès de l'ouvrage. Versailles était alors si peu connu, et tant de personnes cependant avaient pu récemment admirer ce prodige, tant d'autres n'en avaient rien appris que par des récits vulgaires, que la Fontaine intéressait tous les lecteurs en s'adressant aux souvenirs des uns et à l'imagination des autres. Le sujet de ce volume était encore l'amour, non cet amour sensuel dont l'auteur s'était trop complu à tracer la dangereuse peinture dans ses deux recueils de contes, mais cet amour que l'âme partage et dont il dit que les peines sont plus douces que les plaisirs208. Un an avant l'apparition de ce roman, la Fontaine s'était acquis une gloire plus durable par la publication de son premier recueil de Fables, dédié au jeune Dauphin. Le duc de Montausier avait été nommé gouverneur de ce prince, Bossuet son précepteur, et Huet son sous-précepteur209. La noble conduite de la Fontaine lors de la disgrâce de Fouquet avait accru l'amitié de madame de Sévigné pour ce poëte. Elle faisait ses délices de ses écrits, et nous apprenons par ses lettres qu'elle lui pardonnait les licencieuses productions de sa muse210. Madame de Sévigné ne partageait pas non plus le rigorisme des jansénistes ses amis, qui voulaient proscrire comme irréligieux les divertissements du théâtre. Elle les aimait: une plaisanterie qui lui est échappée211, sur l'abbé Roquette, démontre qu'elle approuvait Louis XIV d'avoir résisté à ceux qui s'opposaient à la représentation du Tartuffe. Elle trouvait bon qu'il eût employé plus de temps pour élever sur la scène française ce chef-d'œuvre de Molière et pour l'y maintenir que pour conquérir la Flandre et la Franche-Comté212.

      Malgré l'admiration un peu trop exclusive de madame de Sévigné pour Corneille et l'approbation qu'elle avait donnée, dans sa jeunesse, aux poëtes médiocres qui s'étaient acquis de la réputation, les chefs-d'œuvre dont le théâtre et la presse enrichissaient la littérature durent, à cette époque, être pour elle la source de vives jouissances. C'est pendant les deux années qui précédèrent celles où madame de Sévigné commença à laisser courir journellement sa plume pour correspondre avec sa fille que l'on vit éclore les productions littéraires les plus propres à développer le goût du beau et du naturel. Ce fut dans cet espace de temps qu'on joua pour la première fois les Plaideurs de Racine et sa tragédie de BritannicusСкачать книгу


<p>202</p>

MAINTENON, Lettres, t. I, p. 38.—Idem, édit. de Collin, 1806, t. I, p. 36-44 (lettres à madame de Chanteloup, 28 avril, 11 juillet 1666).—CAYLUS, Souvenirs, collect. de Petitot, t. LXVI, p. 443.—Idem, édit. Renouard, 1806, in-12, p. 84.—AVRIGNY, Mém. chronologiques (édit. 1725), t. III, p. 189.—LA BEAUMELLE, Mémoires.

<p>203</p>

LA BEAUMELLE, Mémoires de Maintenon, t. I, p. 285.—MAINTENON, Lettres, t. I, p. 43 (lettre à madame de Chanteloup, en date du 11 juillet 1666).—Ibid., t. I, p. 40, 41, 48.

<p>204</p>

Œuvres de M. SCARRON, revues, corrigées et augmentées; Paris, Guillaume de Luyne, 1669, in-12.

<p>205</p>

Les dernières Œuvres de M. SCARRON, divisées en deux parties; Paris, Guillaume de Luyne, 1669, in-12, t. I, p. 21, à madame de Sévigny la veuve. (La lettre suivante, à tort intitulée à madame de Sévigny la marquise, est adressée à madame Renaud de Sévigné, mère de madame de la Fayette. Conférez la 1re partie de ces Mémoires, chap. XVI, t. I, p. 226.)

<p>206</p>

MAINTENON, Lettres, édit. de 1806, in-12, t. I, p. 43 (à madame de Chanteloup, 11 juillet 1666).

<p>207</p>

Les Amours de Psiché (sic) et de Cupidon, par M. DE LA FONTAINE; Paris, chez Claude Barbin, 1669, in-8o.—A la page 441 commence le poëme d'Adonis; le privilége est du 2 mai 1668.—Conférez l'Histoire de la vie et des ouvrages de la Fontaine, 3e édition, p. 172 à 190.

<p>208</p>

«Et leurs plaisirs sont moins doux que ses peines.» Psyché, p. 56, édit. 1669.

<p>209</p>

Vie de monsieur le duc de Montausier, t. II, p. 8, 18 et 20.

<p>210</p>

Hist. de la vie et des ouvr. de la Fontaine, 3e édit., p. 210.

<p>211</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 216, édit. de M.—Ibid., t. V, p. 378, édit. de G. de S.-G.

<p>212</p>

ÉTIENNE, Notice sur le Tartuffe (dans la 1re livraison du Théâtre français de Panckouke; il n'a paru que cette livraison).—AUGER, Œuvres de Molière, t. VI, p. 192-199.—TASCHEREAU, Vie de Molière, 2e édit., 1818, in-8o, p. 189 à 213.—Ibid., 3e édit., in-12, p. 115-126.