Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3. Charles Athanase Walckenaer
écrit ses Mémoires, car ils étaient presque terminés lorsqu'ils le pressaient de les commencer. Il savait que madame de Sévigné aurait fortement désapprouvé ce qu'il y disait de lui-même et des autres. Elle l'aimait avec tendresse243 et sans aucune vue d'intérêt244, quoi qu'en ait dit un illustre écrivain245. Elle n'ignorait pas que tout ce qu'il possédait était engagé pour le payement de ses dettes et qu'il ne faisait pas d'économie sur ses riches revenus. C'est une erreur d'avancer que l'admiration de madame de Sévigné pour le cardinal diminuât à mesure qu'il approchait de sa fin; c'est le contraire de cette assertion qui est la vérité. Les plus grands éloges qu'elle lui ait donnés datent de l'année qui a précédé sa mort246, qui fut d'ailleurs subite et imprévue. Les lettres de madame de Sévigné au comte de Guitaud et à Bussy témoignent de la profonde douleur qu'elle ressentit par la perte de celui «dont elle était l'amie depuis trente ans et dont l'amitié lui était également honorable et délicieuse247» N'anticipons pas sur les années. Je n'ose entrer en discussion avec l'auteur du Génie du Christianisme, qui prononce que madame de Sévigné était «légère d'esprit;» mais je doute que beaucoup de mes lecteurs (si j'ai des lecteurs) veuillent souscrire à ce jugement; et quant au reproche jeté à cette mère de famille, d'être «positive dans sa conduite et calculée dans ses affaires,» je conviens que sa vie entière le justifie. Mais je le demande à toutes celles auxquelles leur tendresse maternelle a imposé pour toujours, dans l'âge des grands périls, les rigueurs du veuvage, si ces torts, qu'on attribue à madame de Sévigné, ne sont pas de ceux dont elles se féliciteraient d'être accusées.
CHAPITRE VII.
1668-1669
Bonheur dont jouissait madame de Sévigné.—Réflexion sur la brièveté des moments les plus heureux de la vie.—Ses deux enfants devaient bientôt la quitter.—Son fils, le baron de Sévigné, s'engage comme volontaire pour aller faire la guerre contre les Turcs.—Politique de la France à l'égard de l'Allemagne et de l'empire ottoman.—Guerre des Turcs et des Vénitiens.—Candie est assiégée.—Louis XIV désirait secourir les Vénitiens, et ne le pouvait à cause des traités.—Il accepte l'offre de la Feuillade de conduire à ses frais cinq cents gentilshommes comme volontaires au secours de Candie.—Avant de partir pour cette expédition, le baron de Sévigné consulte Turenne, le cardinal de Retz et le duc de la Rochefoucauld, qui tous l'engagent à exécuter son projet.—Motifs particuliers que chacun d'eux avait pour lui donner ce conseil.—Sévigné part dans l'escadron du comte de Saint-Paul.—Cette expédition eut une fin malheureuse.—Les Français se montrèrent aussi braves qu'indisciplinés.—La Feuillade revient après avoir perdu la moitié des siens.—Le baron de Sévigné revient avec lui, et rejoint sa mère.
L'ascendant que madame de Sévigné obtenait dans le monde par le pouvoir de sa plume le cédait à celui qu'elle exerçait par sa présence. Ses attraits, qui, même sur le retour de l'âge, ne l'avaient point abandonnée, et les charmes de son commerce spirituel et enjoué lui conciliaient les cœurs, lui soumettaient les volontés. Son fils venait d'achever son éducation, et, par sa figure comme par ses qualités acquises, il était compté parmi les jeunes gens de son âge au nombre des plus agréables. Sa fille, renommée par sa beauté, brillait par l'instruction, les talents, qui donnaient encore plus de prix à sa beauté. Mère heureuse et femme charmante, madame de Sévigné jouissait de son automne sans avoir à regretter ni son brillant printemps ni son éclatant été, deux saisons de la vie qui, dans l'état de veuvage qu'elle avait voulu garder, étaient, pour une femme aussi vertueuse, accompagnées de trop d'orages et de douloureux combats, pour ne pas éveiller en elle quelques pénibles souvenirs.
On aperçoit, non sans en être attendri, les traces de ces sentiments dans un court billet qu'elle écrivit à Ménage, qui lui avait envoyé la cinquième édition de ses poésies. Cette édition avait cela de particulier que la première idylle, intitulée le Pêcheur ou Alexis, dédiée à la marquise de Sévigné248, commençait par les deux vers suivants, qui ne se trouvent pas dans les quatre éditions précédentes:
Digne objet de mes vœux, à qui tous les mortels
Partout, à mon exemple, élèvent des autels249.
Sans doute que le signet de l'exemplaire que Ménage envoya à madame de Sévigné se trouvait à cet endroit du livre, car elle lui répondit:
«Votre souvenir m'a donné une joie sensible, et m'a réveillé tout l'agrément de notre ancienne amitié. Vos vers m'ont fait souvenir de ma jeunesse; et je voudrais bien savoir pourquoi le souvenir d'un bien aussi irréparable ne donne point de tristesse. Au lieu du plaisir que j'ai senti, il me semble qu'on devrait pleurer; mais, sans examiner ce sentiment, je veux m'attacher à celui que me donne la reconnaissance de votre présent. Vous ne pouvez douter qu'il ne me soit agréable, puisque mon amour-propre y trouve si bien son compte et que j'y suis célébrée par le plus bel esprit de mon temps. Il faudrait, pour l'honneur de vos vers, que j'eusse mieux mérité tout celui que vous me faites. Telle que j'ai été et telle que je suis, je n'oublierai jamais votre véritable et solide amitié, et je serai toute ma vie la plus reconnaissante, comme la plus ancienne de vos très-humbles servantes250.»
Qu'ils sont rares et courts les moments de la vie où se trouvent réunies les circonstances qui concourent à nous faire jouir de tout le bonheur auquel l'avare destinée nous permet d'atteindre! Certes, il est peu de femmes qui aient été aussi bien partagées par la nature et la fortune que madame de Sévigné; et on doit penser qu'elle eût été bien ingrate de se plaindre de l'une et de l'autre. Cependant elle l'avait acquise, cette félicité, par des privations continuelles imposées à ses plus belles années, par l'abnégation des plaisirs les plus entraînants, par la violence faite aux sentiments les plus puissants. A peine était-elle parvenue à savourer, sans mélange d'aucune amertume, les fruits de ses sacrifices et de sa vertu qu'elle se trouva isolée, sans consolation, privée de son bien le plus précieux, séparée de ce qui faisait son orgueil et ses délices. Ses deux enfants quittèrent presque en même temps la maison maternelle. Son fils, que son jeune âge et la paix qui venait de se conclure semblaient devoir fixer près d'elle pendant quelques années, fut le premier qui l'abandonna. Il s'éloigna pour aller, au delà des mers, affronter des périls qui étaient pour elle la cause des plus mortelles inquiétudes. Les meilleurs amis de madame de Sévigné, Retz, la Rochefoucauld, Turenne, furent ceux qui, par leur approbation, contribuèrent le plus à l'exécution du projet que ce jeune homme, avide de gloire militaire, comme toute la noblesse française de cette époque, avait formé à l'insu de sa tendre mère, qui versa, lorsqu'elle l'apprit, d'abondantes larmes251.
Depuis François Ier, la France, par la nécessité où elle était d'abaisser l'Autriche, sa rivale, se trouvait engagée dans une politique contraire à ses sentiments religieux, contraire à ses habitudes de déférence envers le chef de l'Église catholique. Dans aucun pays on n'avait montré plus de zèle pour la propagation de la foi, dans aucun pays la soumission au pape n'avait été plus absolue qu'en France, et nulle part les persécutions contre les protestants n'avaient été plus cruelles et plus acharnées: cependant, sous Henri IV comme sous François Ier, sous Louis XIV comme sous Louis XII, le gouvernement avait toujours soutenu, tantôt secrètement, tantôt ouvertement, le Grand Turc et les protestants d'Allemagne contre l'Autriche. Les gouvernements qui se succédaient en France, cédant à l'opinion générale de l'Europe, aux intérêts de l'Église et de la religion en France et à leurs propres inclinations, agissaient souvent d'une manière contraire à leur politique et aux traités qu'ils avaient conclus. Au dedans, ils mécontentaient les protestants d'Allemagne par la violation des engagements contractés avec eux, en se montrant intolérants envers les protestants français; au dehors, ils fournissaient contre les Turcs, alliés de la France, des hommes et des
243
SÉVIGNÉ,
244
SÉVIGNÉ,
245
CHATEAUBRIAND,
246
SÉVIGNÉ,
247
SÉVIGNÉ,
248
Conférez première part., chap. XXII, p. 451.
249
ÆGIDII MENAGII
250
SÉVIGNÉ, t. I, p. 125, édit. de M.;
251
SÉVIGNÉ,