Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4 - Charles Athanase Walckenaer


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Sévigné pour minuit, en revenant de chez madame de Chaulnes76.» Mais dans ces festins on témoignait tant de plaisir à la voir, on buvait si souvent à sa santé et à celle de madame de Grignan77, qu'elle ne pouvait s'empêcher de sympathiser avec la gaieté générale. Ce qui lui agrée le plus, ce sont les bals, à cause de la supériorité des Bretons pour la danse. «Après le dîner, dit-elle, MM. de Locmaria78 et Coëtlogon dansèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux et des menuets, d'un air que les courtisans n'ont pas à beaucoup près; ils y font des pas de Bohémiens et de bas Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment. Les violons et les passe-pieds de la cour font mal au cœur auprès de ceux-là. C'est quelque chose d'extraordinaire que cette quantité de pas différents et cette cadence courte et juste; je n'ai point vu d'homme comme Locmaria danser cette sorte de danse79.» Elle revient encore, dans une autre lettre, sur la grâce de ce jeune Locmaria, «qui ressemble à tout ce qu'il y a de plus joli, et sort de l'Académie; qui a soixante mille livres de rentes, et voudrait bien épouser madame de Grignan.» La comédie, quoique jouée par une troupe de campagne, l'amusait et l'intéressait; elle vit jouer Andromaque, qui lui fit répandre plus de six larmes; le Médecin malgré lui l'a fait pâmer de rire, le Tartuffe l'intéressa80. Et tout cela ne l'empêche nullement de remplir exactement ses devoirs de religion, et de demander à sa fille toutes les fois qu'elle communie81.

      Les affaires, les divertissements et les festins ne faisaient pas oublier les jeux d'esprit, passés en habitude dans la haute société de cette époque. «Lavardin et des Chapelles ont rempli des bouts-rimés que je leur ai donnés; ils sont jolis, je vous les enverrai82

      Madame de Sévigné, entraînée elle-même par la nécessité de paraître aux états d'une manière conforme à son rang et à la réception qu'on lui faisait, se pare d'un luxe qu'elle ne pouvait avoir à la cour et à Paris, mais qui dans sa province était convenable et de bon goût. Ainsi, quand elle rendait des visites dans ses environs, ou quand elle allait à Vitré, elle faisait atteler six chevaux à sa voiture; et elle témoigne naïvement à sa fille que son bel attelage et la rapidité de ses chevaux lui plaisent beaucoup83.

      Pendant le temps que durèrent les assises des états, elle se rendait à Vitré le moins souvent qu'elle pouvait, et préférait se tenir à la campagne; mais elle n'était pas toujours maîtresse de suivre en cela sa volonté. D'ailleurs on ne la laissait jamais jouir en paix de ses champs et de ses bois; et la dépense que lui occasionnaient les visiteurs était pour elle un motif puissant pour céder aux instances qui lui étaient faites de sortir des Rochers.

      Elle écrit de Vitré, le 12 août, à madame de Grignan84:

      «Enfin, ma chère fille, me voilà en pleins états; sans cela, les états seraient en pleins Rochers. Dimanche dernier, aussitôt que j'eus cacheté mes lettres, je vis entrer quatre carrosses à six chevaux dans ma cour, avec cinquante gardes à cheval, plusieurs chevaux de main et plusieurs pages à cheval: c'étaient M. de Chaulnes, M. de Lavardin85, MM. de Coëtlogon86, de Locmaria, le baron de Guais, les évêques de Rennes, de Saint-Malo, les messieurs d'Argouges87, et huit ou dix autres que je ne connais point; j'oublie M. d'Harouïs, qui ne vaut pas la peine d'être nommé. Je reçois tout cela. On dit et on répondit beaucoup de choses. Enfin, après une promenade dont ils furent fort contents, une collation, très-bonne et très-galante, sortit d'un des bouts du mail, et surtout du vin de Bourgogne, qui passa comme de l'eau de Forges: on fut persuadé que cela s'était fait avec un coup de baguette. M. de Chaulnes me pria instamment d'aller à Vitré. J'y vins donc lundi au soir.»

      Quatre jours après, elle écrit de nouveau de Vitré88: «Je suis encore ici; M. et madame de Chaulnes font de leur mieux pour m'y retenir; ce sont sans cesse des distinctions peut-être peu sensibles pour nous, mais qui me font admirer la bonté des dames de ce pays-ci; je ne m'en accommoderais pas comme elles, avec toute ma civilité et ma douceur. Vous croyez bien aussi que sans cela je ne demeurerais pas à Vitré, où je n'ai que faire. Les comédiens nous ont amusés, les passe-pieds nous ont divertis, la promenade nous a tenu lieu des Rochers. Nous fîmes hier de grandes dévotions… Je meurs d'envie d'être dans mon mail. La Mousse et Marphise ont grand besoin de ma présence.»

      Les lettres que madame de Sévigné recevait de sa fille lui apprenaient que la Provence ne se montrait pas aussi facile que la Bretagne. «Vous me ferez aimer, lui dit-elle, l'amusement de nos Bretons plutôt que l'indolence parfumée de vos Provençaux89»; et elle mande à sa fille que M. d'Harouïs souhaite que les états de Provence donnent à madame de Grignan autant que ceux de Bretagne ont donné à madame de Chaulnes90. En effet, les états de Bretagne firent à la duchesse de Chaulnes présent de deux mille louis d'or, qui lui furent envoyés par une députation composée de dix-huit membres, à la tête desquels étaient les évêques de Quimper et de Nantes, chargés de la complimenter91.

      Madame de Sévigné parle de ces dons avec un ton ironique qui décèle sa pensée: «On a donné cent mille écus de gratifications, deux mille pistoles à M. de Lavardin, autant à M. de Molac, à M. Boucherat, au premier président, au lieutenant du roi; deux mille écus au comte des Chapelles, autant au petit Coëtlogon; enfin des magnificences. Voilà une province92!» Oui; mais la Bretagne, mal défendue par ses députés contre les exactions du pouvoir, se révolta quatre ans après; et la Provence, sous la bénigne administration du comte de Grignan, qui se ruina en la gouvernant, fut heureuse et tranquille.

      Madame de Sévigné est exacte pour les sommes données à Lavardin, premier lieutenant général, pour des Chapelles et Coëtlogon; mais elle se trompe pour M. de Molac, second lieutenant général, qui n'eut que 25,000 liv. Le marquis de Lavardin eut, en outre des 25,000 liv., 16,000 liv. pour ses gardes et officiers; le duc de Chaulnes, gouverneur, eut 100,000 liv., et 20,000 liv. pour ses gardes et officiers; le duc de Rohan eut 22,000 liv.; l'évêque de Rennes eut la même somme, et le premier président 20,000 liv. De Colbert, intendant de Bretagne, reçut 9,000 liv.; le marquis de Louvois, grand maître et surintendant des forêts, 8,000 liv., et tous les autres à proportion93.

      En accordant tout ce qui leur était demandé, les états firent des remontrances tendant à faire révoquer plusieurs édits nuisibles à la province; mais les réponses furent faites aux états tenus deux ans après, en 1673: elles prouvent que ces remontrances furent illusoires. Cependant quelques-unes sont des espèces de protestations contre certaines dispositions des édits royaux, qu'on affirme être contraires aux coutumes de la province. Pour toutes les demandes de cette nature, le roi promet de se faire informer de ces coutumes: il semble ainsi reconnaître qu'il veut les respecter94.

      Les assises des états furent terminées le 5 septembre. Madame de Sévigné, en annonçant à sa fille cette fin dans sa lettre datée de Vitré le lendemain, s'exprime ainsi95: «Les états finirent à minuit; j'y fus avec madame de Chaulnes et d'autres femmes. C'est une très-belle, très-grande et très-magnifique assemblée. M. de Chaulnes a parlé à tutti quanti avec beaucoup de dignité, et en termes fort convenables à ce qu'il avait à dire. Après dîner, chacun s'en va de son côté. Je serai ravie de retrouver mes Rochers. J'ai fait plaisir à plusieurs personnes; j'ai fait un député, un pensionnaire; j'ai parlé pour des misérables, et de Caron pas un mot96,


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<p>76</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (16 août 1671), t. II, p. 187 et 188, édit. G.; t. II, p. 156, édit. M.—(30 août 1671), t. II, p. 216, édit. G.; t. II, p. 210, édit. M.

<p>77</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (12 août 1671), t. II, p. 183, édit. G.; t. II, p. 182, édit. M.

<p>78</p>

Louis-François du Parc, marquis de Locmaria, qui fut lieutenant général des armées du roi, et mourut en 1709.

<p>79</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (5 et 12 août 1671), t. II, p. 171 et 183, édit. G.; t. II, p. 142 et 152, édit. M.

<p>80</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (5 juillet, 12 août, 13 septembre 1671), t. II, p. 127, 183, 223, édit. G.; t. II, p. 105, 152 et 187, édit. M.

<p>81</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (16 août 1671), t. II, p. 187, édit. G.; t. II, p. 156, édit. M.

<p>82</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (30 août 1671), t. II, p. 208, édit. G.

<p>83</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (1er juillet 1671), t. II, p. 121, édit. G.; t. II, p. 101, édit. M.

<p>84</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (12 août 1671), t. II, p. 182, édit. G.; t. II, p. 151, édit. M.

<p>85</p>

Il était lieutenant général aux huit évêchés et commissaire du roi aux états, le second après le duc de Chaulnes, gouverneur. (Conférez le Registre des états de Bretagne, de 1629 à 1723, Mss. de la Bibliothèque royale, no 75, p. 309 recto.)

<p>86</p>

Le marquis de Coëtlogon était aussi un des commissaires du roi aux états, et non député. (Registre des états de Bretagne.)

<p>87</p>

Un des messieurs d'Argouges, président au parlement, était commissaire du roi aux états, et non député. (Voyez Recueil de la tenue des états de Bretagne, Mss. de la Bibliothèque du Roi, Bl.-Mant., no 75, p. 339.)

<p>88</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (16 août 1671), t. II, p. 187, édit. G.; t. II, p. 155, édit. M.

<p>89</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (30 août 1671), t. II, p. 210, édit. G.; t. II, p. 175, édit. M.

<p>90</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (28 octobre 1671), t. II, p. 274, édit. G.; t. II, p. 232, édit. M.

<p>91</p>

Recueil de la tenue des états de Bretagne, de 1629 à 1723, Mss. Bl.-M., no 75 (Bibliothèque royale), p. 339.

<p>92</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (24 et 29 septembre, 16, 20, 26 et 30 octobre, 24 novembre 1675.)

<p>93</p>

Recueil de la tenue des états de Bretagne dans diverses villes de cette province, de 1629 à 1723, Mss. de la Bibliothèque du Roi, Bl.-Mant., no 75.

<p>94</p>

Recueil de la tenue des états de Bretagne, de 1629 à 1723, Mss. Bl.-Mant. (Bibliothèque royale), p. 352-355.

<p>95</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (6 septembre 1671), t. II, p. 216, édit. G.; t. II, p. 181, édit. M.

<p>96</p>

Allusion à un dialogue de Lucien, intitulé Caron ou les contemplateurs, que madame de Sévigné avait lu dans la traduction de Perrot d'Ablancourt, t. Ier, p. 191; Paris, 1660. Conférez à ce sujet la note de M. Monmerqué, dans son édition des Lettres de Sévigné, t. II, p. 181. Madame de Sévigné répète encore ce même mot dans la lettre du 24 septembre 1675.