Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5. Charles Athanase Walckenaer
son secret au seul duc de Saint-Aignan; et, de la retraite où il se tenait renfermé, il faisait parvenir des lettres qu'il datait de son château de Bussy. Il écrivit au roi, au secrétaire d'État Châteauneuf, au comte de Vivonne, à madame de Thianges et à divers puissants personnages169.
Néanmoins, malgré toutes ces précautions, le secret transpira; Bussy n'avait pu se résoudre à le cacher à sa cousine170. Madame de Sévigné avait depuis un mois le bonheur de posséder sa fille avec elle lorsqu'elle apprit que Bussy était resté à Paris, et elle s'empressa d'aller rendre visite au captif volontaire; le billet qu'il lui adressa le lendemain de cette visite, en lui envoyant du vieux vin de Cotignac qui lui avait été donné autrefois par madame de Monglas, prouve évidemment que Bussy avait reçu des reproches de la mère et de la fille. Il s'ensuivit des explications et des épanchements réciproques, dont le cœur de Bussy dut être satisfait; il écrit alors à sa cousine: «Je ne vous aime pas plus que je ne vous aimais hier matin; mais la conversation d'hier soir me fait plus sentir ma tendresse; elle était cachée au fond de mon cœur, et le commerce l'a ranimée. Je vois bien par là que les longues absences nuisent à la chaleur de l'amitié aussi bien qu'à celle de l'amour171.»
Le duc de Saint-Aignan, ce fidèle ami de Bussy, vint souvent le visiter secrètement. Il se chargea de remettre ses lettres au roi et de plaider sa cause. Bussy demandait qu'il lui fût permis d'aller combattre en Flandre comme volontaire, sous les ordres de Condé; et Saint-Aignan suppliait le roi de lui accorder au moins cette faveur172. Les entretiens qui eurent lieu à ce sujet entre Louis XIV et son complaisant courtisan sont des scènes d'intérieur des plus curieuses, qui confirment tout ce que nous avons dit sur les sentiments du monarque à l'égard de Bussy.
Le roi dit: «Saint-Aignan, on accuse Bussy d'être l'auteur des chansons qui courent contre les ministres et contre quelques personnes de ma cour. Je ne crois pas cela, mais on le dit.»
Saint-Aignan répond: «Bussy trouve bien étrange, sire, d'être toujours accusé et jamais convaincu; et, pour déconcerter la malice de ses ennemis, il demande à Votre Majesté de trouver bon qu'il se remette à la Bastille et que les accusations soient de nouveau jugées.»
«Bussy perd l'esprit,» dit le roi.
«Nullement, sire; et pour être convaincu que Bussy n'est pas fou, il prie Votre Majesté de lire la lettre qu'il a écrite au roi, et de prendre un recueil de pièces qu'il m'a chargé de lui remettre, et qui, j'en suis certain, divertiront le roi, s'il veut se donner la peine d'y jeter les yeux.»
Louis XIV répondit qu'il recevrait tout cela quand il serait habillé; et en effet il fit appeler Saint-Aignan au sortir de son prie-Dieu, reçut les manuscrits et les lettres, et rentra dans son cabinet173.
Ainsi se termina ce premier entretien. Le duc de Saint-Aignan promit de faire plus, et il tint parole.
Le jeudi 19 avril (le jour même où Louis XIV partit de Versailles pour aller conquérir la Franche-Comté), Bussy reçut une longue lettre du duc de Saint-Aignan, dans laquelle celui-ci lui rendait compte de deux autres entretiens qu'il avait eus avec le roi à son sujet. «Je m'approchai, dit le duc, du lit du roi, mardi 17, à neuf heures du matin, et, m'étant mis à genoux, je pris la liberté de lui dire: Oserai-je, sire, demander à Votre Majesté si elle a lu le livre que je lui ai donné de la part du comte de Bussy; et, au cas qu'elle ne l'ait pas encore lu, si elle l'emportera avec elle?»
«Le roi me répondit:
«A propos, Saint-Aignan, j'ai un reproche à vous faire! Bussy est à Paris, et vous ne m'en avez rien dit.»
«Je lui répondis:
«Mon Dieu! sire, y va-t-il du service de Votre Majesté de lui donner ces sortes d'avis? Un pauvre homme de qualité, malheureux, est accablé d'affaires; pour y mettre quelque ordre, il se cache le plus qu'il peut, et cependant il se trouve des gens assez lâches pour lui rendre en cet état de méchants offices.»
«Mais enfin (me répliqua le roi), après que le temps que je lui avais donné est expiré, il faut qu'il s'en aille. Cela a trop paru, et si vous ne voulez vous charger de lui dire de ma part (à cause que vous êtes son ami), je serai contraint de le lui faire dire par quelque autre moins doucement.»
Saint-Aignan osa répliquer, et le roi s'adoucit et dit: «Je n'ai pas encore lu son recueil; il est dans ce petit cabinet, sur ma table.»
Saint-Aignan répondit:
«Sire, il faut l'emporter; et je voudrais que Votre Majesté y voulût joindre le premier tome de ses Mémoires. Outre qu'il est bien écrit, le roi y verrait de petites histoires galantes qui le divertiraient.»
Le roi termina en disant:
«Songez seulement à lui dire ce que je vous ai dit, et à mon retour toutes choses nouvelles.»
Saint-Aignan ne se rebuta pas; fidèle ami et habile courtisan, il connaissait tout le pouvoir de l'importunité sur une volonté flottante. Il retourna à Versailles le surlendemain, jour fixé pour le départ du roi, et pénétra de très-grand matin et lorsque le roi était encore couché. Après avoir pris congé de lui et baisé un bout de ses draps, il lui déclara, les yeux humides, qu'il n'avait pu encore se résoudre à parler au pauvre comte de Bussy de ce qu'il lui avait commandé de lui dire, parce que Bussy serait parti à l'instant même, au préjudice d'une affaire importante toute prête à être jugée; et que, d'ailleurs, lui Saint-Aignan espérait encore de la bouche du roi un ordre moins rigoureux.
«Eh bien! dit le roi, qu'il demeure encore quinze jours ou trois semaines, et qu'il s'en aille chez lui après. Entendez-vous, Saint-Aignan? Dites-lui cela au moins, n'y manquez pas.»
«Je le ferai, sire,» répliqua Saint-Aignan.
En effet, quatre jours après ce dernier entretien, Bussy gagna son procès. Il écrivit au roi, qui alors était au camp devant Besançon, pour lui témoigner la reconnaissance de cette nouvelle permission. Il adressa sa lettre au secrétaire d'État Châteauneuf, dont la réponse, quoique très-polie et même affectueuse, ne lui parut pas, par la souscription, assez respectueuse pour être adressée par un ministre à un ancien lieutenant général mestre de camp de la cavalerie légère, tel que lui. Le 12 mai, les trois semaines qui lui avaient été accordées par le roi étant expirées, Bussy partit avec sa fille Françoise, et retourna en Bourgogne174.
Dans les circonstances qui avaient accompagné le refus fait à Saint-Aignan, Bussy trouvait des motifs d'espérance. La guerre faite en Franche-Comté avait déterminé le roi à faire venir la reine à Dijon, et l'on croyait généralement que Louis XIV en prendrait occasion de rappeler près de lui un personnage aussi utile en Bourgogne que l'était Bussy. C'est ce que nous apprend MADEMOISELLE dans une réponse qu'elle fit à une lettre que Bussy lui avait écrite. Elle-même souffrait cruellement du refus du roi de consentir à son mariage avec Lauzun, et plaignait Bussy; elle lui écrivait en parlant du roi: «Il est comme Dieu; il faut attendre sa volonté avec soumission et tout espérer de sa justice et de sa bonté sans impatience, afin d'en avoir plus de mérite.» Bussy écrivit aussi à MADEMOISELLE pour la prier d'offrir à la reine de venir s'installer dans son château. «Le bruit est en ce pays-ci, dit-il dans sa lettre, que la reine viendra faire ses dévotions à Sainte-Reine. Si Sa Majesté prend cette pensée, je voudrais lui pouvoir offrir ma maison; et j'en sortirais, pour ne pas me présenter devant elle en l'état où je suis à la cour. Elle serait mieux logée que dans le village de Sainte-Reine, et n'en serait qu'à une demi-lieue. En tout cas, MADEMOISELLE, si la reine ne me faisait pas cet honneur, je l'espérerais de V. A. R.; je l'en supplie très-humblement175.»
La reine ne vint pas à Sainte-Reine. Bussy, à chaque nouvelle victoire, écrivait une lettre au roi; mais la conquête de la Franche-Comté s'acheva, et Louis XIV était de retour à Versailles sans que Bussy eût rien obtenu de lui
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BUSSY-RABUTIN,
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SÉVIGNÉ,
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