Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5. Charles Athanase Walckenaer
de Louis XIV.—Par son influence le grand Sobieski est roi de Pologne.—Le duc d'York épouse la princesse de Modène.—Portrait de Louis XIV.—Son ascendant sur sa cour.—Les filles d'honneur sont remplacées près de la reine par les dames du palais.—Louis XIV avait tous les goûts, toutes les passions.—Les femmes étaient nécessaires à son existence.—Détails sur la reine; comment Louis XIV se conduisait envers elle.—Madame de Montespan cherche à inspirer au roi les affections de la paternité.—Elle donne des bals d'enfants.—Description de ces bals par madame de Sévigné.—Amours de Louis XIV avec la Vallière.—Lettres patentes qui lui confèrent le titre de duchesse.—Sa fille, madame de Blois (princesse de Conti), brille à la cour dès son plus jeune âge.—Montespan triomphe de la Vallière, et celle-ci se décide à se retirer de la cour.—Elle y reste encore par esprit de religion.—Le maréchal de Bellefonds, Bossuet, Bourdaloue la soutiennent dans le projet qu'elle a formé de se retirer aux Carmélites.—Méprise de madame de Sévigné à son sujet.—La Vallière entre aux Carmélites.—Sa prise d'habit.—Ses vœux.—Jugement de madame de Sévigné sur le discours de Bossuet.—Ce que dit la Vallière à la duchesse d'Orléans après la cérémonie.—Visite que lui fait madame de Sévigné, cinq ans après, aux Carmélites.—Grâce que le roi accorde à la Vallière.—Visite que lui fait madame de Montespan, et questions indiscrètes qu'elle lui adresse.—Influence qu'eut la retraite de la Vallière sur Louis XIV.—Pourquoi il s'abstint de l'aller voir.—La conduite du roi en cette occasion a été mal interprétée.—Réflexion à ce sujet, confirmée par un mot de Louis XIV à la veuve de Scarron.
Pendant les quatre mois d'hiver que madame de Sévigné passa avant l'arrivée de sa fille à Paris, elle fut sans cesse occupée à faire valoir à la cour les services de son gendre en Provence, à demander qu'il fût appelé à Paris et qu'il vînt avec sa femme saluer le roi et se concerter avec ses ministres sur les affaires de son gouvernement. La bonne gestion et l'affermissement de l'autorité du comte de Grignan dépendaient, selon elle, de cette faveur et de l'accueil qui lui serait fait par Sa Majesté.
Comme ce voyage était arrêté ou prévu, madame de Sévigné, dans les lettres qu'elle écrivait à sa fille, n'oubliait rien de ce qui pouvait la tenir au courant des intrigues de la cour. Objet d'imitation et d'envie, la splendeur de cette cour rayonnait sur l'Europe entière. Son monarque était à la fois servi par son génie, par sa fortune et par le hasard. L'habileté de ses ennemis ne servait qu'à faire éclater la supériorité de ses généraux et de ses hommes d'État. Son nom était respecté et sa puissance redoutée jusqu'aux extrémités du monde. La gloire des héros de l'étranger semblait n'être qu'un apanage de la sienne. Autour de lui la poésie, l'éloquence, les sublimes conceptions de la science, les prodiges de l'industrie agrandissaient, ennoblissaient les destinées de l'humanité.
Le mari d'une des filles d'honneur de la reine, le grand Sobiesky, simple mousquetaire de Louis XIV, fut, par l'influence de ce monarque, élu roi de Pologne, et sauva deux fois l'Europe chrétienne en la préservant, par sa double victoire, de l'invasion des Turcs, alors si redoutables177.
Marié pour la seconde fois par les soins de Louis XIV178, le duc d'York, qui eût paru digne du trône s'il n'y fût jamais monté, vint cette année (1673) présenter au roi de France la princesse de Modène, sa nouvelle épouse179, et par la suite la ramena en France, comme son dernier asile, quand, dépouillé de sa couronne, il eut accompli sa destinée180.
Rien d'important n'avait lieu en Europe sans que Louis XIV n'apparût comme un moteur puissant ou comme un obstacle invincible; mais c'est surtout sur sa propre cour que son ascendant était le plus fortement senti. Là était son existence propre et individuelle, tous ses moyens de bonheur, tous les appuis de son trône, tous les exécuteurs de ses volontés. La nature lui avait donné la vigueur de tempérament et l'activité d'esprit nécessaires pour acquérir toutes les gloires et s'approprier toutes les jouissances du pouvoir suprême. L'orgueil de son rang et de ses succès lui faisait tout rapporter à sa personne. L'État, c'était lui; et, par une conséquence nécessaire de ce sentiment égoïste, le gouvernement de sa cour, de sa famille, de son gynécée était pour lui des affaires d'État. Pour celles-là il n'avait point d'autre ministre que lui-même, il ne se fiait qu'à lui seul. A une foi sincère, à un vif désir du salut il unissait tous les goûts, toutes les passions qui s'opposent à l'accomplissement des devoirs et des sacrifices qu'il exige. Il aimait le beau, le magnifique en toutes choses. Les arts, la musique, la danse le charmaient. Il se complaisait dans l'admiration des grandes batailles, des actes d'héroïsme et de courage, dans les appareils guerriers, dans les opérations de siéges savamment combinées, dans les terribles mêlées des batailles et, au milieu des forêts, dans le bruyant tumulte des grandes chasses. Il se délectait, il s'admirait lui-même dans le faste et le bruit des fêtes pompeuses qu'il avait ordonnées. Il avait encore des penchants plus impérieux, plus personnels, plus dangereux: il aimait le jeu; il aimait les femmes, mais non avec cet amour qui les avilit. Il mettait autant de prix à s'en faire aimer qu'à les posséder. Pour lui, nul commerce avec elles ne pouvait avoir de durée sans celui de l'âme et de la pensée. Chez lui le cœur désirait toujours avoir quelque part dans les caprices passagers des sens. D'un tempérament robuste, l'habitude ne lui permettait pas de se contraindre dans les intervalles de repos que les grossesses ou les infirmités imposaient à la maîtresse dont il était épris; mais alors il fallait encore que celles qui le rendaient infidèle, en affrontant les lois de la pudeur, parussent entraînées par la passion qu'il leur inspirait; et comme il était un des plus beaux hommes de son royaume, il suffisait aux beautés dont il était assiégé d'assortir leurs regards aux illusions de son amour-propre. De là cette politesse attentive envers les femmes de tous rangs, dont il fut le plus parfait modèle; cette élégance des manières, si fort en honneur à la cour d'Anne d'Autriche et à l'hôtel de Rambouillet, qui, par l'empire que Louis XIV avait acquis sur sa cour, a régi la société française pendant tout le cours de son règne et qui, malgré les mœurs crapuleuses du règne suivant, malgré nos hideuses révolutions, n'ont pu, après un siècle et demi, disparaître entièrement du caractère national.
Cependant tant d'entraînements opposés et d'inclinations contraires créaient à Louis XIV des obstacles pour le gouvernement de sa cour. Sa renommée remplissait le monde, et le monde s'occupait de lui. On cherchait à pénétrer dans les secrets de l'existence intérieure de celui dont l'influence était si forte sur la fortune des États et des individus. Voilà pourquoi ce qui concerne ses maîtresses et les anecdotes de sa vie privée sont des faits qui ont une grande importance historique; mais ils ont besoin qu'on leur applique ce même esprit critique sans lequel l'histoire ne peut nous retracer qu'une image incomplète et fantastique du passé.
Le 1er janvier 1674, Louis XIV opéra un changement considérable dans la maison de la reine. Il supprima les filles d'honneur, qui, pour la plupart, avaient une réputation équivoque, à laquelle le roi avait beaucoup contribué181. Elles furent remplacées par des femmes mariées à de hauts personnages et portant de grands noms. Ce furent d'abord cinq dames d'honneur ou dames du palais, ajoutées aux sept qui existaient déjà. Elles furent toutes assujetties auprès de la reine au même service que les filles d'honneur, sans qu'aucune d'elles pût s'en exempter, même lorsqu'elles étaient enceintes182. Madame de Sévigné nous apprend que les uns attribuaient cette mesure à l'inquiète jalousie de Montespan, et d'autres à ce que, pour écarter une seule de ces filles d'honneur, on les renvoya toutes. Ces conjectures sont démenties, selon nous, par les faits que madame de Sévigné elle-même nous apprend. «Le roi, dit-elle, veut de la soumission. Il est très-sûr qu'en certain lieu on ne veut séparer aucune femme de son mari ou de ses devoirs; on n'aime pas le bruit, à moins qu'on ne le fasse183.»
Louis XIV se dégageait peu à peu, par les années, de la tyrannie de sa constitution chaleureuse, et il cédait de plus en plus au sentiment de dignité morale qui ne l'abandonna jamais entièrement. Il voulait racheter
177
SÉVIGNÉ,
178
MONTPENSIER,
179
SÉVIGNÉ,
180
SÉVIGNÉ,
181
182
SÉVIGNÉ,
183
SÉVIGNÉ,