Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5 - Charles Athanase Walckenaer


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pour elle, en quelque sorte, un devoir de famille, même dans les lieux où elle ne faisait que passer, de rendre visite aux religieuses de cet ordre, fondé par sa grand'mère13. Elle resta un jour entier avec celles de Valence, et se dirigea sur Lyon, où elle arriva le 10 octobre. Elle fut reçue dans cette ville, comme précédemment, par le beau-frère de M. de Grignan, l'aimable M. de Châteauneuf. Elle eut la visite et reçut des civilités gracieuses de l'archevêque de Lyon, Henri de Villars, qui lui fit voir d'admirables tableaux.

      Le jour suivant elle partit accompagnée de M. et de madame de Rochebonne14, qui allaient à leur terre. Rochebonne voulait mettre ordre à ses affaires et se préparer à rejoindre l'armée, prévoyant une guerre avec l'Espagne, qui en effet était imminente. Madame de Sévigné fut obligée de s'arrêter à six lieues de Lyon. Elle date sa lettre «d'un petit chien de village» qu'elle ne nomme pas. Ce village, d'après la distance qu'elle indique, doit être la petite ville d'Anse, fort ancienne et assez célèbre par les conciles qui s'y sont tenus15.

Deux jours après, à vingt-cinq lieues plus loin, elle écrit à madame de Grignan, et date sa lettre de Châlon-sur-Saône. Elle annonce qu'elle a rencontré en chemin un M. de Sainte-Marthe, qui lui fera parvenir deux petits poëmes de Marigny, l'un intitulé l'Enterrement; l'autre, le Pain bénit. Ce dernier était une satire virulente contre les marguilliers de la paroisse de Saint-Paul et contre les exactions et les abus qui avaient lieu de la part des fabriques pour les frais de mariage, d'enterrement et pour rendre le pain bénit. Ces abus existent encore; la forme seulement en est changée. On se rappelle que dans sa jeunesse madame de Sévigné était liée avec Marigny, ce grand chansonnier de la Fronde16. Elle remarque avec raison que le jugement qu'on porte de ces futiles opuscules dépend de la disposition d'esprit où l'on se trouve en les lisant17. Madame de Grignan n'avait pas le même motif que madame de Sévigné pour se complaire à l'odieux et au ridicule versé sur les obscurs administrateurs de la paroisse Saint-Paul, dont sa mère, comme paroissienne, était légèrement victime.

      Après un trajet de trente lieues fait en trois jours, madame de Sévigné arriva enfin, le 21 octobre, dans son château de Bourbilly, qu'elle n'avait pas vu depuis neuf ans.

      «Enfin, ma chère fille, dit-elle, j'arrive présentement dans le vieux château de mes pères. Voici où ils ont triomphé, suivant la mode de ce temps-là. Je trouve mes belles prairies, ma petite rivière, mes magnifiques bois et mon beau moulin à la même place où je les avais laissés. Il y a eu ici de plus honnêtes gens que moi; et cependant au sortir de Grignan, après vous avoir quittée, je m'y meurs de tristesse. Je pleurerais présentement de tout mon cœur si je m'en voulais croire; mais je m'en détourne, suivant vos conseils. Je vous ai vue ici; Bussy y était, qui nous empêchait fort de nous ennuyer. Voilà où vous m'appelâtes marâtre d'un si bon ton18

      On conçoit le douloureux plaisir qu'éprouvait cette mère passionnée à se rappeler, en arrivant dans son vieux château, le dernier voyage qu'elle y avait fait avec sa fille. Nous l'avons seulement mentionné à sa date19; rappelons-le ici, et ajoutons quelques mots de plus, nécessaires pour compléter le récit de celui dont nous nous occupons. Le présent se compose-t-il d'autre chose que des souvenirs du passé et des rêves sur l'avenir?

      Ce fut le 15 août 1664 que madame de Sévigné alla à Tancourt (commune de Vaurezis, près de Soissons), où l'attendait Ménage20. De là elle se rendit à Commercy, chez le cardinal de Retz, puis ensuite à Bourbilly. Bussy, qui était alors à sa terre de Forléans, vint la voir: il n'avait que quarante-cinq ans. Madame de Sévigné en avait trente-huit; sa fille était dans sa seizième année. Comme la fleur qui vient de s'épanouir, elle brillait de tout l'éclat de sa fraîcheur et de sa beauté; elle était la joie, les délices, l'orgueil de sa mère; elle n'appartenait qu'à elle seule: aucun lien, aucun devoir ne la forçait de s'en séparer. Ces deux charmantes femmes, dans leur gothique domaine, firent à cette époque sur Bussy une impression si vive et si durable que, plus de deux ans après (le 11 novembre 1666), appelé par des affaires à se transporter avec toute sa famille à Forléans, il en profita pour revoir encore Bourbilly. Il écrivit alors à sa cousine pour lui exprimer combien lui et ses enfants avaient été flattés de contempler les portraits des Christophe et des Gui, leurs ancêtres, tapissant les murs des Rabutin. «Ces Rabutin vivants, dit-il, voyant tant d'écussons, s'estimèrent encore davantage, connaissant par là le cas que les Rabutin morts faisaient de leur maison21

      Madame de Sévigné avait, plus anciennement encore, fait un voyage à Bourbilly, accompagnée de son mari; et Bussy, qui à cette époque se trouvait à sa terre de Forléans, fit une visite aux nouveaux mariés. Longtemps après, il rappelle avec orgueil à sa cousine combien, à la vue de tous ces portraits, le marquis de Sévigné fut frappé de la grandeur de la maison des Rabutin22.

      A ce dernier voyage que madame de Sévigné fit à Bourbilly (en 1673), Bussy ne se trouva point au rendez-vous qu'elle lui avait assigné dans sa lettre écrite de Grignan23. La manière railleuse avec laquelle elle mande à sa fille que son cousin avait pris soin de se faire habiller à Semur, lui et toute sa famille24, pour se rendre à Paris, prouve qu'elle aimait mieux le voir là qu'à Bourbilly. Bussy s'était brouillé avec le comte de Guitaud, qui alors habitait Époisses. Lui et sa femme comptaient au nombre des meilleurs amis de madame de Sévigné: possesseurs de la terre seigneuriale du fief de ses ancêtres25, ils lui étaient très-utiles pour la gestion de ses intérêts en Bourgogne et jouissaient dans toute la province d'une grande considération. Madame de Sévigné aurait voulu faire cesser l'ancienne inimitié de Bussy et de Guitaud; mais Bussy, dévoré d'ambition et d'envie, s'y refusa toujours26. Il reprochait à Guitaud de l'avoir autrefois desservi dans l'esprit de Condé et de n'avoir pas voulu exécuter l'accord qu'ils avaient conclu ensemble pour la vente de la charge de capitaine-lieutenant des chevau-légers du prince, lorsque celui-ci fut arrêté27.

      Orgueilleux de l'antiquité de sa race, Bussy voyait avec déplaisir que Guitaud, qui avait servi sous lui comme cornette et ne s'était jamais distingué dans aucun combat, fût devenu, par son premier mariage avec Françoise de la Grange, possesseur du marquisat d'Epoisses et qu'en cette qualité madame de Sévigné, le dernier rejeton de la branche aînée des Rabutin, l'appelât, même en plaisantant, son seigneur28.

      Ce n'était point, au reste, un voyage sentimental que madame de Sévigné avait voulu faire à Bourbilly. Elle ne s'était pas dérangée de sa route seulement pour le plaisir de revoir ce séjour, encore moins pour s'y rencontrer avec Bussy, ni même pour jouir de la société du comte et de la comtesse de Guitaud; le soin de ses intérêts l'avait forcée d'y venir. Elle avait du blé à vendre, des baux à renouveler, des mesures à prendre pour être payée plus exactement de ses revenus. Elle s'occupa si activement de ces affaires qu'elle trouva pour les terminer des expédients auxquels le bon abbé, si expert en ces matières, n'avait pas pensé29.

      Dès le lendemain de son arrivée, le comte de Guitaud, dans l'espoir de l'attirer à Époisses, était accouru à cheval de grand matin à Bourbilly par une pluie battante. Madame de Sévigné le retint à dîner. Guitaud lui apprit les nouvelles qu'il venait de recevoir. Le comte de Monterès avait publié à Bruxelles, le 15 octobre, la rupture de la paix entre la France et l'Espagne; la guerre paraissait imminente30, et on présumait que M. de Grignan serait obligé de venir pour expliquer sa conduite. Quant à Guitaud, il n'espérait pas être employé; il raconta


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<p>13</p>

Abrégé de la vie de la bienheureuse mère Jeanne-Françoise Fremyot de Chantal, 1752, p. 39.

<p>14</p>

Voyez la 4e partie de ces Mémoires, p. 199.

<p>15</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (6, 10 et 11 octobre 1673), t. III, p. 184-187, édit. G.; t. III, p. 103, 108, 110, édit. M.

<p>16</p>

Conférez la 1re partie de ces Mémoires, t. I, p. 479, chap. XXXV.

<p>17</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (13 octobre 1673), t. III, p. 187, 189, édit. G.; t. III, p. 111, édit. M. Ces deux pièces de vers ne se trouvent pas dans les Œuvres de Marigny, 1674, in-12. Auparavant avait paru le Pain bénit, par M. l'abbé de Marigny, 1673, in-12 (23 pages); on a réimprimé cet opuscule en 1795, avec une sotte préface.

<p>18</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (16 octobre 1673), t. III, p. 190, édit. G.; t. III, p. 112, édit. M.—Lettres de madame DE RABUTIN-CHANTAL, marquise DE SÉVIGNÉ; la Haye, 1726, t. I, p. 317.

<p>19</p>

Deuxième partie de ces Mémoires, p. 331, chap. XXII (2e édit.).

<p>20</p>

Lettres de MÉNAGE, dans les Lettres et pièces rares et inédites publiées par M. Matter, 1846, in-8o, p. 235.—BUSSY, Lettres, 173, in-12, t. I, p. 1.

<p>21</p>

BUSSY, Lettres (11 novembre 1666), Paris, Delaulne, 1637, in-12, t. II, p. 2.—Dans SÉVIGNÉ, Lettres, t. I, p. 154, édit. G.; t. I, p. 109, édit. M., et p. 1, 3, chap. I de la 1re partie de ces Mémoires.

<p>22</p>

BUSSY, Lettres (29 octobre 1675), t. I, p. 170, édit. 1737.—SÉVIGNÉ, Lettres (19 octobre 1675), t. IV, p. 31, édit. M.; t. IV, p. 146, édit. G.

<p>23</p>

Suite des Mémoires du comte DE BUSSY, ms., p. 37, vo (15 juillet 1673).—BUSSY (lettre du 29 octobre 1675), dans SÉVIGNÉ, t. IV, p. 146, édit. G., et t. IV, p. 34, édit. M.—Voyez la 4e partie de ces Mémoires, p. 313.—SÉVIGNÉ, Lettres (15 juillet 1673), t. III, p. 164, édit. G.

<p>24</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (21 octobre et 6 novembre 1673), t. III, p. 195 et 210, édit. G.; t. III, p. 117 et 130, édit. M.

<p>25</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (13 février et 23 août 1678), t. V, p. 481; t. VI, p. 24, édit. G.; t. V, p. 308 et 354, édit. M.

<p>26</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (juillet 1679), t. VI, p. 101 à 104.

<p>27</p>

Voyez la 1re partie de ces Mémoires, t. I, p. 203.—BUSSY-RABUTIN, Mémoires, édit. 1721, t. I, p. 151, 152, 165, 172 et suiv., 185, 191, 192, 202, 337.

<p>28</p>

EXPILLY, Dictionnaire des Gaules et de la France, 1764, in-fol., t. II, p. 753, au mot Époisses.—Voyage pittoresque de Bourgogne, Dijon, 1833, t. I, feuille 9, no 3.

<p>29</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (25 octobre 1673), t. III, p. 196, édit. G.; t. III, p. 118, édit. M.—Ibid. (juillet 1679), t. VI, p. 101, 104, édit. G.

<p>30</p>

LOUIS XIV, Œuvres, t. III, p. 403.—MIGNET, Négociations, t. IV, p. 215.