Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5 - Charles Athanase Walckenaer


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href="#n31" type="note">31. Après le dîner, madame de Sévigné, que le comte de Guitaud n'avait pas prévenue, vit arriver dans un carrosse à six chevaux la comtesse de Guitaud, accompagnée de cette comtesse de Fiesque qui, selon madame de Sévigné32, donnait de la joie à tout un pays et le paraît. Cette femme, insouciante et frivole, conservait sa beauté, que les années semblaient épargner: «c'est disait madame de Cornuel, parce qu'elle est salée dans sa folie33.» Madame de Sévigné eut par elle des nouvelles de cour qui étaient de nature à amuser sa fille dans les prochaines lettres qu'elle devait lui écrire.

      Comme deux satellites qui se meuvent autour d'un astre principal, la cour de France entraînait à sa suite deux petites cours, où s'agitaient dans leurs orbites particulières les ambitions et les intrigues des courtisans. Ces cours étaient celle de MONSIEUR, frère du roi, et celle de Condé, premier prince du sang. Toutes deux donnaient l'exemple d'une licence de mœurs trop autorisée par celle du monarque, mais d'une nature plus désastreuse pour la morale publique. Deux femmes, deux sœurs, qu'à cause de leur beauté et par une allusion dérisoire à leur conduite impudente on nommait les anges, se partageaient dans ces cours la principale influence. Elles étaient les filles du maréchal de Grancey, mais de deux lits différents34. L'aînée ne se maria pas, et passait (afin de masquer de plus honteux penchants) pour être la maîtresse de MONSIEUR. Elle était réellement celle de son favori, le chevalier de Lorraine. Par lui, elle dominait MONSIEUR. Charlotte de Bavière, la nouvelle Madame, celle qui fut la mère du régent, n'eut jamais aucune influence sur son mari ou sur le roi. D'une laideur repoussante, qui n'était contre-balancée par aucune qualité de l'esprit, elle déplaisait à tout le monde par sa hauteur et sa fierté maussade; étrangère à tous les personnages de cette cour brillante où elle était forcée de vivre, elle fut toujours Allemande en France. Pour son mari, qu'elle méprisait, elle était complaisante et douce, afin d'en être bien traitée et de rester en repos. Elle soulageait son ennui en écrivant sans cesse à ses nobles parents d'Allemagne tout ce que la médisance et la calomnie inspiraient de plus odieux sur sa nouvelle famille, sur cette cour où pourtant elle occupait le premier rang après la reine.

      La sœur cadette de la belle Grancey, la comtesse de Marci, était aimée de Henri-Jules de Bourbon, duc d'Enghien, qu'on appelait alors monsieur le Duc. Ce fils du grand Condé ne manquait pas de valeur; mais il n'avait ni goût ni talent pour la guerre. Dur et égoïste dans son intérieur, il était dans le monde aimable et spirituel. Petit et maigre, par le feu de ses yeux et l'audace de son regard, il faisait, malgré sa mine chétive, une forte et vive impression sur les femmes. Il les aimait et savait s'en faire aimer. Il recherchait leur société, même quand elles ne pouvaient lui offrir d'autre plaisir que celui de la conversation35. Lorsqu'il était véritablement amoureux, nul ne le surpassait dans les moyens de séduction; nul n'égalait son activité pour vaincre les obstacles, l'habileté et la fécondité de ses inventions pour les travestissements et les ruses. La grâce, la noblesse des manières, les flatteries les plus délicates, l'éloquence de la passion, les galanteries les plus ingénieuses, la magnificence des fêtes, les dons les plus dispendieux, rien n'était omis, rien n'était épargné pour assurer son triomphe. Homme de goût et de jugement, il avait un savoir très-varié. C'est lui qui ordonnait tous les embellissements de Chantilly et les grandes fêtes que l'on y donnait au roi ou aux princes36.

      Louis XIV avait permis qu'en l'absence de son père M. le Duc exerçât les fonctions de gouverneur en Bourgogne; il lui avait donné la survivance de cette charge ainsi que celle de grand maître de la maison du roi. Le grand Condé n'était un homme supérieur qu'à la guerre; il se déchargeait sur son fils de l'ennui des affaires à Paris comme à Chantilly, comme à Dijon. M. le Duc savait s'appliquer à l'administration des vastes domaines de Condé; et il est probable que Guitaud ne fut écarté de cette petite cour que parce que la société habituelle des princes dont il dépendait ne convenait pas à sa femme, jeune, belle et pieuse37. Madame de Sévigné, dans sa lettre à sa fille, rapportant tout ce que lui a raconté sur les anges la comtesse de Fiesque, dit: «Madame de Marci quitta Paris par pure sagesse, quand on commença toutes ces collations de cet été38, et s'en vint en Bourgogne; on la reçut à Dijon au bruit du canon. Vous pouvez penser comment cela faisait dire de belles choses et comme ce voyage paraissait en public. La vérité, c'est qu'elle avait un procès qu'elle voulait faire juger; mais cette rencontre est toujours plaisante39

      Sur l'autre sœur madame de Sévigné dit: «MONSIEUR veut faire mademoiselle40 de Grancey dame d'atour de MADAME, à la place de la Gordon, à qui il faut donner cinquante mille écus: voilà qui est un peu difficile. Madame de Monaco mène cette affaire.» Cette affaire ne put réussir, probablement à cause de l'opposition qu'y mit MADAME; mais MONSIEUR fit mademoiselle de Grancey dame d'atour de la fille de sa première femme, qui devint reine d'Espagne41.

Madame de Sévigné céda enfin aux instances du comte et de la comtesse de Guitaud. Elle alla passer un jour à Époisses. Elle y trouva, outre la comtesse de Fiesque, la comtesse de Toulongeon, son aimable cousine, puis madame de Chatelus et le marquis de Bonneval. Elle fut charmée de toutes les personnes qu'elle vit dans ce château, dont elle admira la magnificence. Longtemps après, elle déclara à Bussy42 qu'elle conservait un souvenir tendre et précieux de la réception qui lui avait été faite alors par le comte et la comtesse de Guitaud.

      Le lendemain (27 octobre), madame de Sévigné arriva à Auxerre, trajet de soixante-dix kilomètres ou dix-sept lieues et demie. Elle paraît s'être arrêtée ensuite à Sens (distance de cinquante kilomètres ou quatorze lieues et demie). Elle regretta de n'y pas trouver l'archevêque, Louis-Henri de Gondrin43, oncle de madame de Montespan, janséniste renforcé, qui avait beaucoup d'amitié pour madame de Grignan.

      De la petite ville de Moret, où elle coucha, madame de Sévigné écrivit à sa fille le 30 octobre, et le surlendemain, jour de la Toussaint, elle entra dans Paris après quatre semaines de voyages44.

      CHAPITRE II.

      1673-1674

      Madame de Sévigné arrive à Paris, et descend chez son voisin de Coulanges.—Visites qu'elle y reçoit.—Empressement de tous ses amis, de Pomponne, du cardinal de Retz, de la Rochefoucauld, de madame Scarron.—Sévigné quitte l'armée deux fois pour venir voir sa mère.—Mort du marquis de Maillane.—Nouvelle lutte qu'elle occasionne entre l'évêque de Marseille et madame de Grignan.—Madame de Sévigné invite madame de Grignan à venir avec son mari solliciter à la cour.—Madame de Grignan s'y refuse.—Madame de Sévigné se trouve chargée de combattre seule l'influence de l'évêque de Marseille auprès des ministres et du roi.—Louis XIV, alors en guerre avec presque toute l'Europe, se prépare à conquérir la Franche-Comté.—Il suffisait à tout.—S'interposait dans les affaires de sa famille et dans celles des grands de sa cour.—Il charge l'évêque de Marseille d'une négociation secrète pour la duchesse de Toscane.—Il s'inquiète de la rivalité de ce prélat avec le comte de Grignan.—Louis XIV allait nommer le candidat qui lui était présenté par ce prélat.—La nouvelle de la prise de la citadelle d'Orange le fait changer de résolution.

      En attendant que ses appartements fussent disposés pour la recevoir, madame de Sévigné descendit chez son cousin de Coulanges, rue du Parc-Royal45. Cette rue était voisine de celle de Saint-Anastase, où elle et le comte de Guitaud demeuraient. Elle espérait ainsi pouvoir être seule dans les premiers moments de son arrivée et cacher la faiblesse qu'elle avait de pleurer sans cesse en lisant les lettres qu'elle recevait de sa fille. Ces lettres lui ôtaient l'espoir de la revoir prochainement. Cette


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<p>32</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (21 octobre 1673), t. III, p. 196, édit. G.; t. III, p. 118, édit. M.

<p>33</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (17 avril 1676), t. IV, p. 202, édit. M.; t. IV, p. 262, édit G.—SAINT-SIMON, Mémoires, t. II, p. 354.

<p>34</p>

SAINT-SIMON, Mémoires complets et authentiques, 1829, in 8o, t. X, p. 111, chap. II.—MADAME, duchesse d'Orléans, Mémoires, fragments historiques et correspondances, 1832, in-8o, p. 99, 103 et 242.

<p>35</p>

Voyez la 4e partie de ces Mémoires, p. 274 et 275.

<p>36</p>

SAINT-SIMON, Mémoires, t. VII, p. 117, 139, et notre note sur les Caractères de la Bruyère, p. 658, 660, 662. Conférez la 4e partie de ces Mémoires, p. 271.

<p>37</p>

Voyez 4e partie de ces Mémoires, p. 133, chap. V.

<p>38</p>

Sur ces soupers donnés à Saint-Maur, par le duc d'Enghien, aux anges, voyez SÉVIGNÉ, Lettres (6 avril 1672), t. II, p. 449, édit. G.; t. II, p. 377, édit. M.—La France devenue italienne dans la France galante, Cologne, 1695, in-12, p. 359 et 360.

<p>39</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (21 octobre 1673), t. III, p. 193, édit. G.; t. III, p. 115, édit. M.

<p>40</p>

On donnait aussi à mademoiselle de Grancey le titre de madame, comme étant chanoinesse.

<p>41</p>

Marie-Louise, fille d'Henriette d'Angleterre, née à Paris le 27 mars 1662, mariée à Charles II, roi d'Espagne, le 30 août 1679. Sur madame de Grancey, conférez SÉVIGNÉ, Lettres, édit. de la Haye, 1726, t. I, p. 165 (dans cette édition le nom de Grancey est en toutes lettres); ibid. (21 octobre 1673, 2 octobre 1676, 6 décembre 1679), t. II, p. 189; t. III, p. 193; t. VI, p. 147; t. V, p. 237, édit. G.—Ibid. (15 juillet 1672), t. II, p. 223, édit. M.—Ibid. (23 décembre 1671), t. II, p. 269; t. III, p. 115; t. VI, p. 53.—Ibid. (29 janvier 1685), t. VII, p. 229, édit. M.

<p>42</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (28 avril 1678), t. V, p. 501.

<p>43</p>

Sur Gondrin, conférez GOURVILLE, Mémoires, t. LII, p. 309.

<p>44</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (27, 30 octobre et 2 novembre 1673), t. III, p. 198-203, édit. G.; t. III, p. 120-124, édit. M.

<p>45</p>

DE COULANGES, Chansons, ms. autographe, p. 68. Le manuscrit des chansons de Coulanges, qui est à la Bibliothèque impériale, a 133 feuillets ou 266 pages.