Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5 - Charles Athanase Walckenaer


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où l'on représentait les pièces de Racine et celles de Corneille248.

      La musique est un art qui ne parle au cœur et à l'imagination que par les sons. Par cela même elle convient mieux que les compositions dramatiques à ceux que l'âge ou la multiplicité des affaires ont rendus, dans leurs moments de distraction, peu capables d'une attention soutenue. Tel commençait à être Louis XIV. Lulli s'aperçut du déclin de son goût pour la comédie. Il s'associa avec Quinault, dont il espérait avec raison obtenir des opéras meilleurs que ceux de l'abbé Perrin249; et, pour empêcher que Molière ne pût réunir dans ses compositions la comédie et l'opéra, il obtint une ordonnance (22 avril 1672) qui portait défense aux comédiens d'avoir, pour leurs représentations, plus de deux voix et plus de six violons. Dès lors Molière, brouillé avec Lulli ne put se servir de lui pour les ballets du Malade imaginaire, et il en fit composer la musique par Charpentier, musicien aussi habile, mais non aussi goûté que Lulli, qui le persécuta par jalousie250. Le Malade imaginaire fut cependant représenté sur le théâtre du Palais-Royal, le 10 février 1673, avec toute sa musique, et imprimé la même année251; mais il ne fut joué à la cour que l'année suivante252. Débarrassé d'un redoutable rival par la mort de Molière, Lulli resta le directeur favorisé des divertissements du roi. Quatre des principaux acteurs de la troupe de Molière s'en étant séparés pour entrer dans la troupe de l'hôtel de Bourgogne, Colbert fut chargé par Louis XIV de former, des débris de la troupe du grand comique et de celle du Marais, une nouvelle troupe qui fut transportée rue Mazarine; et le théâtre du Palais-Royal fut donné à Lulli pour y établir l'Opéra, décoré du nom d'Académie royale de musique. L'ancien Opéra du marquis de Sourdac disparut, et le nouvel Opéra fut fondé par l'association de Lulli, de Quinault, de Vigaroni; le musicien, le poëte et le décorateur formèrent un spectacle tout nouveau, d'une grandeur et d'une magnificence fort au-dessus de tout ce qu'on avait vu jusqu'alors. Il devint célèbre dans toute l'Europe, et n'a cessé de contribuer aux progrès de la chorégraphie, de la musique vocale et instrumentale. Quoique toujours onéreux pour l'État, il a survécu à tous les désastres de nos révolutions. Malgré la réunion des talents qui contribuaient à sa réussite, il causa, dans la nouveauté, plus d'admiration que de plaisir253, et il ne se soutint que par la volonté et la munificence de Louis XIV, qui le mit à la mode. Jamais, depuis, l'empressement du public ne suffit pour entretenir ce spectacle dans la splendeur et le luxe qui est de son essence; pour qu'il pût subsister il a fallu que tous les gouvernements qui se sont succédé en France fussent pour lui plus prodigues encore que n'avait été Louis XIV.

      Ce fut madame de Montespan qui eut la principale part à cette rénovation de l'Opéra. Pour faire cette révolution théâtrale, elle s'appuya sur l'opinion de la Rochefoucauld, alors, à la cour, le grand arbitre du goût. «M. de la Rochefoucauld, dit madame de Sévigné à sa fille, ne bouge de Versailles; le roi le fait entrer chez madame de Montespan pour entendre les répétitions d'un opéra qui passera tous les autres: il faut que vous le voyiez254.» Cet opéra était celui d'Alceste ou le Triomphe d'Alcide, qui fut le premier que composa Quinault depuis qu'il avait fait alliance avec Lulli et que la salle du Palais-Royal avait été accordée à ce dernier pour son spectacle255. Le succès de ce nouvel ouvrage fut grand, et fit oublier à ce public ému et flatté que Molière, dans cette même salle, en le bafouant le faisait rire. Madame de Sévigné écrit le 8 janvier 1674: «On joue jeudi l'opéra qui est un prodige de beauté; il y a des endroits de la musique qui m'ont fait pleurer; je ne suis pas seule à ne le pouvoir soutenir; l'âme de madame de la Fayette en est tout alarmée256.» Je le crois sans peine: celle qui n'avait jusqu'alors entendu que les opéras de François Perrin, les maigres instruments de Gabriel Gilbert et les accompagnements monotones de Cambert257 devait être agréablement surprise de cette variété d'instruments, de ces timbales, de ces trompettes qui produisaient, par leur éclatante harmonie, des effets inconnus à la musique française. Les récitatifs du musicien florentin, admirés encore de nos artistes modernes par la vérité de la déclamation et la justesse de la prosodie, ne devaient pas médiocrement toucher des femmes d'un goût aussi exercé que madame de la Fayette et madame de Sévigné. Le beau chœur des suivants de Pluton, qui se réjouissent de la venue d'Alceste dans les enfers, rehaussé par la musique de Lulli, était surtout propre à alarmer la constitution maladive et vaporeuse de madame de la Fayette:

      Tout mortel doit ici paraître:

      On ne peut naître

      Que pour mourir.

      De cent maux le trépas délivre:

      Qui cherche à vivre

      Cherche à souffrir.

      Chacun vient ici-bas prendre place;

      Sans cesse on y passe,

      Jamais on n'en sort.

      Est-on sage

      De fuir ce passage?

      C'est un orage

      Qui mène au port.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

      Plaintes, cris, larmes,

      Tout est sans armes

      Contre la mort.

      Chacun vient ici-bas prendre place;

      Sans cesse on y passe,

      Jamais on n'en sort258.

      Cependant l'impulsion donnée par la faveur de Louis XIV au théâtre de l'Opéra, décoré du nom d'Académie, ne profita bien qu'à la musique et à la danse. La France resta toujours inférieure à l'Italie sous le rapport des machines et des décorations comme sous celui du chant et de la poésie. Les plus belles pièces de Quinault ne sont pas comparables aux plus médiocres de Métastase; et néanmoins aucun de nos poëtes, depuis Louis XIV, n'a réussi mieux que Quinault dans ce genre de composition. Mais l'Opéra français devint, dès son début au Palais-Royal, supérieur dans la musique instrumentale. Le poëme, les danses, les ballets n'excitaient qu'un plaisir secondaire en comparaison des belles symphonies que Lulli composait; ses opéras ressemblaient à des concerts. C'est ce dont se plaint amèrement la Bruyère, ce grand peintre de la société française dans le grand siècle259. Les imitateurs du Florentin profitèrent du goût régnant pour composer des opéras courts, presque sans récitatifs, tout en symphonies et qui pouvaient se passer des prestiges du théâtre. Un musicien nommé Molière (qui n'avait rien de commun que le nom avec le grand comique) paraît avoir particulièrement réussi dans ces opéras-concerts, dont l'abbé Tallemant composait les paroles et qu'il faisait chanter chez lui et dans des fêtes particulières260. Le 5 février (jour anniversaire de sa naissance), madame de Sévigné écrit à sa fille: «Je m'en vais à un petit opéra de Molière, beau-père d'Itier261, qui se chante chez Pelissari; c'est une musique très-parfaite. M. le Prince, M. le Duc et madame la Duchesse y seront.»

      Pelissari était un riche financier, ami de Gourville et de d'Hervart262. Madame de Sévigné l'avait connu chez Fouquet au temps de la Fronde, et avec lui, comme avec Jeannin de Castille, elle était restée liée. Déjà les plus grands personnages de ce temps aimaient à se réunir chez ces riches roturiers, qui acquirent dans le siècle suivant une influence toujours croissante. Le jeu, la bonne chère faisaient éprouver à tous ces hommes de la cour des plaisirs plus vifs que ceux qu'ils devaient à la magnificence du monarque, parce que les plus élevés parvenaient, par la familiarité même de leur excessive politesse, à faire régner dans ces


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<p>248</p>

Vie de PHILIPPE QUINAULT, dans l'édition de ses Œuvres, 1715, in-12, t. I, p. 33-35.—CHAPUZEAU, le Théâtre français, divisé en trois livres, 1674, in-12, p. 198-211.

<p>249</p>

Les frères PARFAICT, Histoire du Théâtre français, t. XI, p. 293.

<p>250</p>

TITON DU TILLET, Parnasse françois, Paris, 1732, in-folio, p. 490.—ROQUEFORT, dans la Biographie universelle, t. VIII, p. 244, article Charpentier (Marc-Antoine). Ce savant maître de musique de la Sainte-Chapelle naquit à Paris en 1634, et y mourut en 1702, âgé de soixante-huit ans.

<p>251</p>

Avec le Prologue, 36 pages in-4o, Paris, 1663, chez Christophe Ballard.

<p>252</p>

FÉLIBIEN, les Divertissements de Versailles, p. 28.

<p>253</p>

Conférez LA FONTAINE, Épître à M. Nyert sur l'Opéra, et nos notes dans les Œuvres, édit. 1827, t. VI, p. 108 à 119.—RAGUENET, Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde la musique et l'Opéra, in-12, Paris, 1702, p. 124.—LA BRUYÈRE, Caractères, ch. XLVII, t. I, p. 164, édit. W., 1835, in-8o et in-12.

<p>254</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (20 novembre 1673), t. III, p. 231, édit. G.; t. III, p. 146, édit. M.—Vie de QUINAULT, dans les Œuvres de QUINAULT, édit. 1715, p. 34.

<p>255</p>

Le premier opéra de ces deux auteurs, joué dans cette salle, fut Cadmus et Hermione, représenté le 17 avril 1673; mais cette pièce avait déjà été jouée au jeu de paume du Bel-Air. Conférez Vie de Quinault, dans les Œuvres de QUINAULT, édit. 1715, in-12.

<p>256</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (8 janvier 1674), t. III, p. 299, édit. G.; t. III, p. 283, édit. M (Corrigez la note dans les deux édit.).

<p>257</p>

DE BEAUCHAMPS, Recherches sur les théâtres de France, t. III, p. 202-207.

<p>258</p>

QUINAULT, Alceste, tragédie, acte III, scène 3, t. IV, p. 182 du Théâtre de M. QUINAULT, 1715, in-12.

<p>259</p>

LA BRUYÈRE, Caractères, ch. I, no XLVII, p. 165.

<p>260</p>

B. DE BEAUCHAMPS, Recherches sur les théâtres de France, t. III, p. 178.—PAVILLON (lettre à mademoiselle Itier), Œuvres, édit. 1750, in-12, p. 96.

<p>261</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (5 février 1674), t. III, p. 335, édit. M.; t. III, p. 233, édit. M.

<p>262</p>

DE GOURVILLE, Mémoires (1657), collect. de Petitot, t. LII, p. 317-341.