Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5. Charles Athanase Walckenaer
une fausse couche, et mit au monde au bout de sept mois un enfant qui ne naquit pas viable292. Dans les deux derniers mois qui précédèrent cet accouchement, madame de Grignan fut souvent souffrante et langoureuse, et madame de Sévigné, moins que jamais, ne pouvait être disposée à la quitter d'un seul instant. Cependant le Bien bon, qui suivait partout madame de Sévigné, s'en était séparé pour se transporter à Livry, où il se trouvait à la fin de mai avec sa société, composée de plusieurs de ses parents et de ses amis. Madame de Grignan, que le monde et les affaires retenaient à Paris, sachant bien que sa mère ne restait en ville qu'à cause d'elle, la pressait toujours d'aller à Livry, comme elle avait coutume de faire dans la belle saison. Madame de Sévigné s'y détermina, et c'est alors qu'elle écrivit à sa fille293:
«De Livry, le 1er juin 1674.»
«Il faut, ma bonne, que je sois persuadée de votre fonds pour moi, puisque je vis encore. C'est une chose bien étrange que la tendresse que j'ai pour vous! Je ne sais si, contre mon dessein, j'en témoigne beaucoup; mais je sais bien que j'en cache encore davantage. Je ne veux pas vous dire l'émotion et la joie que m'ont données votre laquais et votre lettre. J'ai eu même le plaisir de ne point croire que vous fussiez malade; j'ai été assez heureuse pour croire ce que c'était. Il y a longtemps que je l'ai dit: quand vous voulez, vous êtes adorable; rien ne manque à ce que vous faites. J'écris dans le milieu du jardin, comme vous l'avez imaginé; et les rossignols et les petits oiseaux ont reçu avec un grand plaisir, mais sans beaucoup de respect, ce que je leur ai dit de votre part; ils sont situés d'une manière qui leur ôte toute sorte d'humilité. Je fus hier deux heures toute seule avec les hamadryades; je leur parlai de vous; elles me contentèrent beaucoup par leur réponse. Je ne sais si ce pays tout entier est bien content de moi, car enfin, après avoir joui de toutes ses beautés, je n'ai pu m'empêcher de dire:
Mais, quoi que vous ayez, vous n'avez point Caliste;
Et moi je ne vois rien quand je ne la vois pas.
Cela est si vrai que je repars après dîner avec joie. La bienséance n'a nulle part à tout ce que je fais; c'est ce qui est cause que les excès de liberté que vous me donnez me blessent le cœur. Il y a deux ressources dans le mien que vous ne sauriez comprendre. Je vous loue d'avoir gagné vingt pistoles; cette perte a paru légère, étant suivie d'un grand honneur et d'une bonne collation. J'ai fait vos compliments à nos oncles et cousins. Ils vous adorent, et sont ravis de la relation…»
Il est probable que les oncles et les cousins dont parle ici madame de Sévigné sont l'abbé de Coulanges, son frère de Chezière, de Coulanges, sa femme, le comte et la comtesse de Sanzei et madame d'Harouis.
Le principal motif du voyage de M. et de madame de Grignan à Paris avait été d'obtenir, du roi et des ministres, des gardes comme lieutenant général gouverneur et une allocation de fonds pour cette dépense. Mais tout le crédit de madame de Sévigné, de tous les Grignan et du comte de Guitaud échoua contre l'opposition de Forbin d'Oppède, évêque de Toulon, opposition qui fut aussi forte et aussi efficace qu'avait été celle de Forbin-Janson, évêque de Marseille, alors absent294.
Le comte de Guitaud était plus fortement dévoué aux intérêts de madame de Sévigné depuis le voyage qu'elle avait fait à Bourbilly295. Il est dans la vie des époques où l'amitié fait plus de progrès en quelques heures que durant le grand nombre d'années d'une liaison que la communauté des intérêts, les liens de parenté ou les convenances ont prolongée sans la renforcer, sans l'affaiblir et sans la rompre. C'est lorsqu'après des joies inespérées ou des malheurs accablants, une circonstance fortuite ou les loisirs de la solitude forcent des personnes ainsi unies selon le monde à se rapprocher, et déterminent entre elles des explications franches, des confidences intimes, de longs et sympathiques entretiens où le cœur se dénude, où l'âme s'exhale, où rien de nos craintes, de nos projets, de nos espérances, de nos aversions, de nos préférences, de nos qualités, de nos défauts n'y est dissimulé. Alors l'estime se fonde sur le respect qu'inspire la loyauté du caractère; la confiance s'établit, et l'amitié se fortifie par une tendresse mutuelle que l'on sait être capable de dévouement. Tel était l'effet qu'avait produit sur le comte et la comtesse de Guitaud le court séjour de madame de Sévigné. Leur correspondance le prouve296.
Le comte de Guitaud avait été nommé gouverneur des îles Sainte-Marguerite; il avait donc, comme tel, de l'influence en Provence, et il s'en servait pour soutenir le parti du lieutenant général gouverneur. Non-seulement son amitié pour madame de Sévigné et pour M. de Grignan l'y portaient, mais il y était encore excité par un intérêt personnel. Il était en procès avec un Forbin: il n'en fallait pas tant pour réveiller dans le cœur de madame de Sévigné son antipathie contre les Forbin. Elle les appela toujours les Fourbins297, et le procès que Forbin avait avec Guitaud et les oppositions de l'évêque de Toulon étaient pour elle de la Fourbinerie298.
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