Comment on construit une maison. Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
tes sœurs et toi; mon père me l’a laissée, et je n’y ai ajouté que ce qui nous était nécessaire. Il n’est pas un coin de cette habitation qui ne me rappelle un souvenir de bonheur ou de tristesse; elle est consacrée par le travail de trois générations d’honnêtes gens. Tous les habitants du pays, qui veulent bien l’appeler le Château, savent qu’ils y trouvent du pain quand ils en manquent, des vêtements pour leurs petits enfants, des conseils dans leurs différends, et des secours s’ils sont malades. Ils n’ont pas besoin qu’on leur indique l’escalier qui monte à l’appartement de ta mère ou à mon cabinet, car ils le connaissent comme nous; ils savent comme nous où se trouvent ces casse-cou que tu signales et ne se perdent pas dans les longs couloirs. Si la cuisine est un peu trop éloignée de la salle à manger, elle est assez vaste pour contenir les moissonneurs quand ils arrivent pour souper et les pasteurs quand ils viennent régler leurs comptes. Je ne me crois pas le droit de changer tout cela; car cette maison est la maison de tous ici, et tu ne dois pas oublier plus que moi qu’en 1793, mon grand-père y resta seul avec sa femme et mon père, sans être inquiétés, tandis que tous les châteaux voisins étaient abandonnés et pillés.
«Quand nous ne serons plus de ce monde, ta mère et moi, vous ferez de cette vieille maison ce que vous jugerez convenable; mais, si j’ai un conseil à vous donner, gardez-la telle qu’elle est, car elle peut rester debout plus longtemps que vous et que vos enfants. Gardez-la, car il faudrait que vous fissiez bien des fautes pour qu’elle ne fût plus une protection pour notre famille.
«Je sais, aussi bien et mieux que toi probablement, tout ce qui lui manque pour être une habitation dans le goût du jour, et, si je venais à la vendre à quelque riche propriétaire, il est probable que celui-ci s’empresserait de la démolir pour bâtir une maison ou un château plus confortable et mieux approprié aux habitudes de notre temps. Ce que cet acquéreur pourrait faire, moi je ne le puis, je ne le dois pas faire.
«Ces bonnes gens qui viennent ici me causer avec leurs sabots aux pieds, leur limousine sur le dos et qui protégeraient au besoin (ils me l’ont prouvé) ma vieille maison, ne viendraient plus dans une habitation neuve qu’ils ne connaîtraient pas et où tout serait fait pour leur causer de l’effarement, sinon de l’envie. Je me déshabituerais de les voir, et, s’il me semble tout naturel de recevoir à toute heure leur visite dans ce logis qui ne rappelle que le passé et où tout est simple et un peu gauche comme eux, il me paraîtrait probablement étrange de les introduire dans des appartements disposés et décorés suivant la mode du jour.
«L’habitude des yeux est quelque chose qu’il ne faut point heurter, les gens du pays réunissent dans leur pensée l’habitant et sa maison; changez celle-ci, ils ne reconnaîtront plus celui-là.
«Ton cousin sait encore mieux que toi et moi quels sont les défauts de notre vieux manoir, et comment on pourrait le rendre beaucoup plus attrayant, et cependant jamais il ne m’a fait songer qu’on y pût apporter des modifications, parce qu’il comprend comme moi qu’en changeant quelque chose à ces bâtisses, on causerait autour de nous un trouble dans des habitudes prises, qui ne pourrait qu’être fâcheux.
«Te voilà en deux ou trois heures devenu architecte, et avant de savoir si tu pourras faire mieux que ce qui existe, tu penses à démolir. Plus de modestie; quand tu auras longtemps étudié et beaucoup vu, tu sauras que l’habitation doit être, pour l’homme ou pour sa famille, un vêtement fait à sa mesure, et que, quand un logis est en parfaite concordance avec les mœurs et les habitudes de ceux qu’il abrite sous son toit, il est excellent. Combien ai-je vu de ces propriétaires qui, en détruisant la maison laissée par leurs pères, pour la remplacer par une habitation conforme, pensaient-ils, aux exigences du moment, brisaient du même coup le lien qui rattachait leur famille aux humbles habitants du voisinage!»
À ces arguments, M. Paul, pour toute réplique, alla embrasser son père et sa mère; et c’était ce qu’il avait de mieux à faire.
«Je ne comprends pas bien,» dit Paul à son cousin, lorsqu’ils furent tous deux dans le parc après déjeuner, «pourquoi mon père désire alors faire bâtir une maison pour ma sœur, puisqu’il trouve si nécessaire de conserver pour lui et pour nous le vieux manoir où nous sommes nés.
–Ceci est délicat; mais vous êtes, petit cousin, en âge de le comprendre. D’abord votre sœur Marie porte aujourd’hui un autre nom que le vôtre; or, un nom connu, respecté, est, pour le voisinage, comme la vieille maison à laquelle il se trouve pour ainsi dire attaché. Si vous n’existiez pas et que votre père et votre mère ne fussent plus de ce monde, Mme N., votre sœur, en venant habiter cette terre avec son mari, pourrait impunément démolir la vieille maison et en bâtir une neuve, car il ne lui serait pas plus difficile de faire accepter cette maison neuve que le nom du nouveau propriétaire. Elle devrait renouer de nouveaux liens avec tout ce petit monde qui vous entoure, et par conséquent établir entre ce monde et sa nouvelle famille des rapports autres probablement que ceux qui existent aujourd’hui entre votre père et les gens de votre voisinage. Les relations de votre père avec les paysans berrichons au milieu desquels il a toujours vécu, résultent de traditions transmises par plusieurs générations sans interruption. Il peut obtenir d’eux, par suite, des services, leur inspirer une confiance qui ne seraient point accordés à de nouveaux venus, à un autre nom que le sien; de même aussi ces campagnards acceptent sans défiance des bienfaits qu’ils savent, par une longue expérience, être désintéressés. Le vieux manoir occupé par une personne étrangère, par un nom nouveau, perdrait le prestige si justement apprécié par votre père; donc il n’y aurait nul avantage à conserver au vieux domaine sa physionomie. Aussi M. de Gandelau, qui ne fait rien légèrement, a-t-il bien compris qu’un jour ou l’autre, et par la force des choses, sa maison ne pourrait convenir à ses enfants, et, avant de la laisser disparaître, il en élève une nouvelle pour votre sœur; maison à laquelle on s’habituera peu à peu dans le pays, qui formera un nouveau noyau; car Mme Marie sait se faire aimer et est connue ici de tous par ses belles qualités. On se fera aux habitudes plus modernes des hôtes du manoir neuf, et personne ne trouvera étrange, alors, qu’on modifie ou qu’on démolisse le vieux. Votre père ménage une transition entre des mœurs qui s’affaiblissent même dans les campagnes, mœurs vivantes encore cependant, et celles qui les doivent remplacer. Vous voyez donc que, s’il tient au passé, s’il essaye d’en conserver les bons côtés, il ne croit pas à sa perpétuité et prévoit le moment ou il disparaîtra forcément, en présence des mœurs et des nécessités de l’époque. Autant paraissent naturelles les façons d’être de votre père parce qu’elles résultent d’habitudes non interrompues pendant plusieurs générations, autant il serait difficile à un nouveau venu de se conformer à ces habitudes. D’ailleurs ce domaine, que M. de Gandelau a si bien su faire fructifier, qu’il a augmenté, sera forcément divisé entre ses trois enfants lorsqu’il n’y sera plus. Déjà en a-t-il détaché une partie qui compose la dot de votre sœur. Eh bien, il entend que cette partie, dès à présent, soit mise en harmonie, par l’habitation que nous allons construire, avec les usages des nouveaux propriétaires qui sont jeunes et ont nécessairement des façons d’être différentes de celles qui conviennent encore à votre père. Plus tard, vous apprécierez toutes ces choses. Allons travailler.»
Paul cherchait à mettre en ordre, dans sa tête, les graves propos que tenait son cousin. Il se rappelait la conversation des jours précédents, entre M. de Gandelau et sa mère, et des idées, toutes nouvelles pour lui, le préoccupaient visiblement. Quoi qu’il en soit, la vieille maison prenait à ses yeux une apparence vénérable, et il songeait à bien autre chose qu’à lui reprocher ses mauvaises distributions et ses dehors assez maussades.
CHAPITRE IV
DES IDÉES DE M. PAUL EN MATIÈRE D’ART, ET COMMENT ELLES FURENTMODIFIÉES
«Avant de reprendre le crayon, dit le grand cousin, dès que l’on fut réinstallé dans le cabinet de travail, il faut savoir ce que vous voulez. Nous avons tracé l’esquisse des plans. Nous savons qu’ils peuvent s’élever, que la construction ne présentera pas de difficultés; que les murs séparatifs des étages sont d’aplomb les uns sur les autres; que les portées des planchers sont raisonnables,