Comment on construit une maison. Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
4
Fig 5.
Fig. 4—Plan de l'étage sous combles.
Fig 5.—Façade, côté de l'arrivée.
«Maintenant, il convient d’esquisser les façades.
«Nous élèverons le sol du rez-de-chaussée d’un mètre cinquante centimètres au-dessus du sol extérieur, pour que nos caves soient convenablement aérées et pour soustraire ce rez-de-chaussée à l’humidité du terrain. Nous donnerons au rez-de-chaussée 4m,20c de hauteur sous plafond. Tracez à ce niveau un bandeau horizontal de 0m,30c de hauteur qui sera l’épaisseur du plancher. Aux pièces du premier étage, qui sont plus petites que celles du rez-de-chaussée, nous donnerons 3m,70c entre planchers. Puis tracez l’épaisseur de la corniche avec sa tablette, 0m,55c. Alors commenceront les combles, dont la hauteur sera fixée par celles des pignons. En prenant la face sur l’entrée, projetez verticalement les angles du bâtiment, les portes et fenêtres d’après le plan. Voilà l’ossature de cette façade disposée.»
Le grand cousin prend alors la planchette et esquisse la façade (fig. 5).
Tout cela fut bientôt mis au net à une petite échelle pour être envoyé à Mme Marie N…, afin d’avoir son avis, et de procéder à l’exécution dès qu’on aurait reçu la réponse.
M. Paul commençait à entrevoir quelques-unes des difficultés que fait naître le moindre projet de bâtisse et se demandait comment le père Branchu, qui savait tout juste écrire et compter, avait pu arriver à construire la maison de M. le Maire, laquelle, cependant, n’avait pas trop mauvaise apparence.
Le grand cousin, interrogé sur ce point, répondit ainsi à M. Paul: «Le père Branchu possède la pratique de son métier; c’est un bon maçon de campagne qui a commencé par porter l’oiseau sur ses épaules, qui est fils de maçon et fait ce qu’il a vu faire à son père. Il est d’ailleurs intelligent, laborieux et probe. Par la pratique seule, il est arrivé à bâtir comme on bâtit au pays, et peut-être un peu mieux, parce qu’il raisonne volontiers sur ce qu’il fait. Il observe; ce n’est ni un sot, ni un vaniteux; il évite les fautes des uns et imite les qualités des autres. Vous le verrez à l’œuvre, et vous serez parfois surpris de la justesse de ses observations, de l’insistance qu’il met à défendre son opinion et des moyens pratiques dont il sait faire usage. Si on lui donne des instructions et qu’il n’en comprenne pas parfaitement le sens, il ne dit mot, mais revient le lendemain vous expliquer ce qu’il a cru saisir, vous forçant ainsi à reprendre un à un tous les points douteux, à compléter tous les renseignements incomplets ou vagues. J’aime le père Branchu à cause de la ténacité qu’il met à vouloir comprendre ce qu’on lui ordonne, et ce qui le rend importun pour quelques-uns me semble une qualité précieuse, car, avec lui, il faut avoir tout prévu, avoir réponse à toute objection et savoir de tous points ce que l’on veut. Il a abandonné les travaux du châtelain de…, votre voisin, parce qu’on lui faisait défaire aujourd’hui ce qu’on avait ordonné hier. Interrogez-le à ce sujet: il est curieux à entendre; ce bonhomme qui n’a que la pratique la plus élémentaire de son métier, mais qui la possède à fond, qui connaît bien les matériaux du pays et la manière de les mettre en œuvre, vous dira que l’architecte de ce château interminable est un ignorant, et il vous le prouvera à sa manière. Et cependant il est clair que cet architecte en sait beaucoup plus long que le père Branchu.
«En règle générale, quand on donne un ordre, il faut avoir sept fois pensé aux objections dont il peut être l’objet; autrement, on trouve parfois un père Branchu qui, du premier mot, vous montre que vous n’avez été qu’un étourdi. Un architecte a bien la ressource de fermer la bouche aux faiseurs d’objections lorsqu’ils sont placés sous sa direction; mais imposer silence aux gens n’est pas leur démontrer qu’ils ont tort, surtout si, à quelques jours de distance, le directeur de l’œuvre donne des ordres contradictoires. Chacun possède sa dose d’amour-propre dont il faut tenir compte. Autant un inférieur est flatté et vous sait gré de l’attention que vous apportez à écouter ses observations lorsqu’elles sont fondées, autant il est disposé à vous croire incapable si vous les repoussez sans examen; surtout si, peu après, le fait démontre à cet inférieur qu’il pouvait avoir raison. Il n’est qu’un moyen d’établir la discipline dans un chantier: c’est de prouver à tous qu’on en sait plus qu’eux et qu’on tient compte des difficultés de l’exécution.»
CHAPITRE V
M. PAUL SUIT UN COURS DE CONSTRUCTION PRATIQUE
Cependant, les lettres, les journaux apportaient chaque matin les plus tristes nouvelles. Depuis huit jours, le territoire était envahi par l’ennemi. Bâtir n’était guère de saison. M. de Gandelau voyait entrer à chaque instant, dans son cabinet, des paysans qui venaient lui faire part de leurs craintes et chercher des conseils. Les jeunes gars étaient appelés pour être incorporés dans la mobile. Les usines du voisinage se fermaient faute de bras. On rencontrait sur les chemins des groupes de paysans et de paysannes qui, contrairement aux habitudes paisibles de cette province, parlaient avec animation; quelques-unes de ces femmes pleuraient. Les travaux des champs étaient suspendus; on sentait partout comme un frémissement douloureux; on voyait dans les chaumières des lumières à une heure avancée de la nuit; on entendait des voix qui s’appelaient. Les bestiaux rentraient plus tôt que d’habitude et sortaient tard le matin. Sur les chemins, dès que deux hommes se rencontraient, ils s’arrêtaient longtemps pour causer. Quelquefois, au lieu de s’en aller chacun de leur côté, ils hâtaient le pas ensemble et se dirigeaient vers le bourg voisin.
C’était le 20 du mois d’août 1870; en entrant chez son père de bon matin, M. Paul le trouva plus soucieux encore que les jours précédents; et ce n’était pas seulement sa goutte aggravée qui causait son souci. Le cousin était là. «Les uns sont trop vieux, les autres sont trop jeunes. Si cet enfant avait quatre ou cinq ans de plus, dit M. de Gandelau en embrassant son fils, je l’enverrais avec tous ces jeunes gars qui sont appelés sous les drapeaux; mais il est trop jeune, heureusement pour sa mère… Ce sera long! dit-on; Dieu sait ce qu’il adviendra de notre pauvre pays engagé dans une guerre insensée: mais nous n’avons qu’un parti à prendre: rester ici au milieu de toutes ces familles anxieuses et privées de leurs enfants; attendre et tâcher d’occuper tout ce monde qui perd un peu la tête. Ne nous abandonnons pas, ne cédons pas à des inquiétudes stériles; travaillons, c’est le remède à tous les maux; et le malheur ne nous trouvera pas plus dépourvus de courage après des journées de labeur qu’après l’oisiveté fiévreuse. Je prévois que Paul ne pourra rentrer de sitôt à son lycée, à Paris. Vous, grand cousin, rien ne vous oblige à demeurer en ce moment plutôt dans un lieu que dans un autre. Vos affaires vont être suspendues partout; restez ici, où vous pourrez vous rendre utile aussi longtemps que le pays n’aura pas besoin de vous.
«Qui sait? Si les choses traînent en longueur, nous essayerons quand même de bâtir la maison de Marie; ce sera une occasion de faire travailler des bras inoccupés. Vous pourrez enseigner, par la pratique, à Paul, les éléments de la construction. Nous manquerons peut-être de ce nerf indispensable pour bâtir: l’argent. Eh bien! cela nous mettra dans la nécessité de chercher les moyens de nous en passer. Nous avons les matières premières, nous avons des bras et de quoi les nourrir quelque temps. Ne nous laissons donc pas aller au découragement et à d’inutiles récriminations; travaillons, nous n’en serons que mieux préparés si, dans un suprême effort, il faut recourir à tous, vieillards et enfants, pour défendre le sol.»
Mme de Gandelau joignant ses instances à celles de son mari, il ne fut pas difficile de décider le grand cousin à venir s’établir au château. En effet, trois jours après, le grand cousin, ayant été régler quelques affaires, revenait avec une ample provision de papier et d’instruments nécessaires à l’exécution des détails d’une bâtisse.
Il