Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires. Constantin-François Volney

Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires - Constantin-François Volney


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les hommes de 93: tantôt il les accablait sous le poids de l'évidence, et leur reprochait hardiment leurs forfaits journaliers; tantôt, maniant l'arme acérée du sarcasme, il s'écriait:

      «Modernes Lycurgues, vous parlez de pain et de fer: le fer des piques ne produit que du sang; c'est le fer des charrues qui produit du pain!»

      C'en était trop sans doute pour ne pas subir le sort de tout homme vertueux, de tout patriote éclairé; Volney fut dénoncé comme royaliste, et chargé de fers: sa détention dura dix mois, et il ne dut sa liberté qu'aux événements du 9 thermidor.

      Enfin l'horizon s'éclaircit après l'orage, et un gouvernement nouveau parut vouloir mettre tous ses efforts à obtenir le titre de gouvernement réparateur. On donna une forte impulsion à l'instruction publique; une école nouvelle fut établie en France, et les professeurs en furent choisis parmis les savants les plus illustres.

      L'auteur des Ruines, appelé à la chaire d'histoire, accepta cette charge pénible, mais qui portait avec elle une bien douce récompense pour lui, puisqu'elle lui offrait les moyens d'être utile. Tout en enseignant l'histoire, il voulait chercher à diminuer l'influence journalière qu'elle exerce sur les actions et les opinions des hommes; il la regardait à juste titre comme l'une des sources les plus fécondes de leurs préjugés et de leurs erreurs: c'est en effet de l'histoire que dérivent la presque totalité des opinions religieuses et la plupart des maximes et des principes politiques souvent si erronés et si dangereux qui dirigent les gouvernements, les consolident quelquefois, et ne les renversent que trop souvent. Il chercha à combattre ce respect pour l'histoire, passé en dogme dans le système d'éducation de l'Europe, et s'attacha d'autant plus à l'ébranler, qu'éclairé par des recherches savantes, il ajoutait moins de foi à ces raconteurs des temps passés, qui écrivaient souvent sur des ouï-dire et toujours poussés par leurs passions. Comment en effet croirons-nous à la véracité des anciens historiens, lorsque nous voyons sans cesse les événements d'hier dénaturés aujourd'hui?

      Dans ses leçons à l'École Normale, Volney se livra à des considérations générales, mais approfondies, et qui n'étaient à ses yeux que des éléments préparatoires aux cours qu'il se proposait de faire. La suppression de cette école déja célèbre vint interrompre ses travaux.

      Libre alors, mais fatigué des secousses journalières d'une politique orageuse, tourmenté du désir d'être utile lors même qu'on lui en ôtait les moyens, Volney sentit renaître en lui cette passion qui dans sa jeunesse l'avait conduit en Égypte et en Syrie. L'Amérique devenue libre marchait à pas de géant vers la civilisation: c'était sans doute un sujet digne de ses observations; mais, en entreprenant ce nouveau voyage, il était agité de sentiments bien différents de ceux qui l'avaient jadis conduit en Orient.

      «En 1785, nous dit-il lui-même, il était parti de Marseille, de plein gré, avec cette alacrité, cette confiance en autrui et en soi qu'inspire la jeunesse; il quittait gaiement un pays d'abondance et de paix, pour aller vivre dans un pays de barbarie et de misère, sans autre motif que d'employer le temps d'une jeunesse inquiète et active à se procurer des connaissances d'un genre neuf, et à embellir par elles le reste de sa vie d'une auréole de considération et d'estime.

      «En 1795, au contraire, lorsqu'il s'embarquait au Hâvre, c'était avec le dégoût et l'indifférence que donnent le spectacle et l'expérience de l'injustice et de la persécution. Triste du passé, soucieux de l'avenir, il allait avec défiance chez un peuple libre, voir si un ami sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile de paix, dont l'Europe ne lui offrait plus l'espérance.»

      Mais à peine arrivé en Amérique, après une longue et pénible traversée, loin de se livrer à un repos nécessaire et qu'il semblait y être venu chercher, Volney, toujours avide d'instruction, ne put résister à la vue du vaste champ d'observations qui s'ouvrait devant lui. Il s'était depuis long-temps persuadé de cette vérité, qu'il n'est rien de si difficile que de parler avec justesse du système général d'un pays ou d'une nation, et qu'on ne peut le faire qu'en observant et voyant par soi-même. Il se mit donc en devoir d'explorer cette nouvelle contrée, comme douze années auparavant il avait traversé les pays d'Orient, c'est-à-dire, presque toujours à pied et sans guide. Ce fut ainsi qu'il parcourut successivement toutes les parties des États-Unis, étudiant le climat, les lois, les habitants, les mœurs, et lisant dans le grand livre de la nature les divers changements opérés par la force toute-puissante des siècles.

      Le grand Washington, le libérateur des États-Unis, le guerrier patriote qui avait préféré la liberté de son pays à de vains honneurs, Washington ne pouvait voir avec indifférence l'auteur des Ruines; aussi le reçut-il avec distinction, et lui donna-t-il publiquement des marques d'estime et de confiance.

      Il n'en fut pas de même de J. Adams, qui exerçait alors les premières fonctions de la république. Volney, toujours sincère, avait critiqué franchement un livre que le président avait publié quelque temps avant d'être élevé à la magistrature quinquennale. On attribua généralement à une petite rancune d'auteur une persécution injuste et absurde que Volney eut à essuyer. Il fut accusé d'être l'agent secret d'un gouvernement dont la hache n'avait cessé de frapper des hommes qui, comme lui, étaient les amis sincères d'une liberté raisonnable. On prétendit qu'il avait voulu livrer la Louisiane au directoire, tandis qu'il avait publié ouvertement que, suivant lui, l'invasion de cette province était un faux calcul politique.

      Ce fut dans ce même temps qu'il fut en butte aux attaques du docteur Priestley, aussi célèbre par ses talents que remarquable par une manie de catéchiser que l'incendie de sa maison à Londres n'avait pu guérir. Le physicien anglais n'avait pu lire de sang-froid quelques pages des Ruines sur les diverses croyances des peuples. Pour s'être placé entre deux sectes également extrêmes, il se croyait modéré, quoiqu'il proscrivit, avec toute la violence des hommes les plus exagérés, quiconque ne reconnaissait pas avec lui la divinité des écritures, et ne niait pas celle de J.-C.; Priestley, peut-être jaloux de la réputation de Volney, ne négligea aucun moyen de l'engager dans une controverse suivie, voulant sans doute profiter de la célébrité du philosophe français, pour mieux établir la sienne; le sage voyageur n'opposa d'abord aux attaques souvent grossières du savant anglais que le plus imperturbable silence; mais enfin, pressé vivement par des diatribes où il était traité d'ignorant et de Hottentot, Volney dut se décider à répondre, et ce fut pour dire qu'il ne répondrait plus. Dans cette réponse peu connue10, il n'opposa aux grossièretés de son adversaire qu'une froide ironie, tempérée par l'urbanité française et soutenue par le langage de la raison; il y refusa de faire sa profession de foi, «parce que, disait-il, soit sous l'aspect politique, soit sous l'aspect religieux, l'esprit de doute se lie aux idées de liberté, de vérité, de génie, et l'esprit de certitude aux idées de tyrannie, d'abrutissèment et d'ignorance.»

      Ce concours de persécutions dégoûtait Volney de son séjour aux États-Unis, lorsqu'ayant reçu la nouvelle de la mort de son père, il fit ses adieux à la terre de la liberté, pour venir saluer le sol de la patrie.

      À peine arrivé en France11, son premier soin fut de renoncer à la succession de son père en faveur de sa belle-mère, pour laquelle il avait toujours eu les sentiments d'un fils, parce qu'elle lui avait montré dans plusieurs occasions la sollicitude d'une mère.

      Volney avait signalé son retour d'Égypte par la publication de son Voyage; on s'attendait généralement à voir paraître la relation de celui qu'il venait de faire en Amérique: cette espérance fut en partie déçue.

      À l'époque de l'affranchissement des États-Unis, cette belle contrée attirait l'attention générale; chacun, fasciné par l'enthousiasme de la liberté, y voyait un pays naissant, mais déja riche à son aurore de tous les fruits de l'âge mûr. C'était, suivant la plupart, le modèle de tout gouvernement; mais suivant Volney ce n'était qu'une séduisante chimère. Il avait tout vu en homme impartial; il était revenu riche de remarques neuves, d'observations savantes: il conçut le plan d'un grand ouvrage où il aurait observé la crise de l'indépendance dans toutes ses phases, où il aurait traité successivement des diverses opinions qui partagent


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<p>10</p>

Voyez page 355.

<p>11</p>

En juin 1798.